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Oliva surprit les richesses de son logis dans la simplicité de l’imprévu. Ce ménage de femme avait commencé par être un mobilier d’homme. On y trouvait tout ce qui peut faire aimer la vie, on y trouvait surtout le grand jour et le grand air, qui changeraient les cachots en jardins, si jamais l’air et le jour pénétraient dans une prison.

Dire la joie enfantine, c’est-à-dire parfaite, avec laquelle Oliva courut à la terrasse, se coucha sur les dalles, au milieu des fleurs et des mousses, semblable à une couleuvre qui sort du nid, nous le ferions certainement si nous n’avions pas à peindre ses étonnements chaque fois qu’un mouvement lui découvrait un nouveau spectacle.

D’abord couchée comme nous venons de le dire, afin de ne pas être vue du dehors, elle regarda entre les barreaux du balcon les cimes des arbres des boulevards, les maisons du quartier Popincourt et les cheminées, océan brumeux dont les vagues inégales s’étageaient à sa droite.

Inondée de soleil, l’oreille tendue au bruit des carrosses roulant, un peu rares il est vrai, mais enfin roulant sur le boulevard, elle demeura ainsi très heureuse pendant deux heures. Elle déjeuna même du chocolat que lui servit sa femme de chambre et lut une gazette avant d’avoir songé à regarder dans la rue.

C’était un dangereux plaisir.

Les limiers de monsieur de Crosne, ces chiens humains qui chassent le nez en l’air, pouvaient la voir. Quel épouvantable réveil après un sommeil si doux!

Mais cette position horizontale ne pouvait durer, toute bonne qu’elle fût. Nicole se haussa sur un coude.

Et alors elle vit les noyers de Ménilmontant, les grands arbres du cimetière, les myriades de maisons de toutes couleurs qui montaient au revers du coteau depuis Charonne jusqu’aux buttes Chaumont, dans des bouquets de verdure, ou sur les tranches gypseuses des falaises, revêtues de bruyères et de chardons.

Çà et là, dans les chemins, grêles rubans ondulant au col de ces montagnettes, dans les sentes des vignes, sur les routes blanches, se dessinaient de petits êtres vivants, paysans trottant sur leurs ânes, enfants penchés sur le champ que l’on sarcle, vigneronnes découvrant le raisin au soleil. Cette rusticité charma Nicole, qui avait toujours soupiré après la belle campagne de Taverney, depuis qu’elle avait quitté cette campagne pour ce Paris tant désiré.

Elle finit pourtant par se rassasier de la campagne, et comme elle avait pris une position commode et sûre dans ses fleurs, comme elle savait voir sans risquer d’être vue, elle abaissa ses regards de la montagne à la vallée, de l’horizon lointain aux maisons d’en face.

Partout, c’est-à-dire dans l’espace que peuvent embrasser trois maisons, Oliva trouva les fenêtres closes ou peu avenantes. Ici trois étages habités par de vieux rentiers accrochant des cages au-dehors, ou nourrissant des chats à l’intérieur; là, quatre étages dont l’Auvergnat, supérieur habitant, arrivait seul à portée de la vue, les autres locataires paraissant être absents, partis pour une campagne quelconque. Enfin, un peu sur la gauche, à la troisième maison, des rideaux de soie jaune, des fleurs, et comme pour meubler ce bien-être, un fauteuil moelleux, qui semblait près de la fenêtre attendre son rêveur ou sa rêveuse.

Oliva crut distinguer dans cette chambre, dont le soleil faisait ressortir la noire obscurité, comme une ombre ambulante à mouvements réguliers.

Elle borna là son impatience, se cacha mieux encore qu’elle n’avait fait jusque-là, et appelant sa femme de chambre, entama une conversation avec elle pour varier les plaisirs de la solitude par ceux de la société d’une créature pensante et parlante surtout.

Mais la femme de chambre fut réservée, contre toutes les traditions. Elle voulut bien expliquer à sa maîtresse Belleville, Charonne et le Père-Lachaise. Elle dit le nom des églises de Saint-Ambroise et de Saint-Laurent; elle démontra la courbe du boulevard et son inclinaison vers la rive droite de la Seine; mais quand la question tomba sur les voisins, la femme de chambre ne trouva pas une parole: elle ne les connaissait pas plus que sa maîtresse.

L’appartement clair-obscur, aux rideaux de soie jaune, ne fut pas expliqué à Oliva. Rien sur l’ombre ambulante, rien sur le fauteuil.

Si Oliva n’eut pas la satisfaction de connaître sa voisine d’avance, au moins put-elle se promettre de faire sa connaissance par elle-même. Elle renvoya la trop discrète servante pour se livrer sans témoin à son exploration.

L’occasion ne tarda pas à se présenter. Les voisins commencèrent à ouvrir leurs portes, à faire leur sieste après le repas, à s’habiller pour la promenade de la Place-Royale ou du Chemin-Vert.

Oliva les compta. Ils étaient six, bien assortis dans leur dissemblance, comme il convient à des gens qui ont choisi la rue Saint-Claude pour leur demeure.

Oliva passa une partie de la journée à voir leurs gestes, à étudier leurs habitudes. Elle les passa tous en revue, à l’exception de cette ombre agitée qui, sans montrer son visage, était venue s’ensevelir dans le fauteuil près de la fenêtre, et s’absorbait dans une immobile rêverie.

C’était une femme. Elle avait abandonné sa tête à sa coiffeuse, qui, pendant une heure et demie, avait bâti sur le crâne et les tempes un de ces édifices babyloniens dans lesquels entraient les minéraux, les végétaux, dans lesquels fussent entrés des animaux, si Léonard s’en fût mêlé, et si une femme de cette époque eût consenti à faire de sa tête une arche de Noé avec ses habitants.

Puis, cette femme coiffée, poudrée, blanche d’ajustements et de dentelles, s’était réinstallée dans son fauteuil, le col étagé par des oreillers assez durs pour que cette partie du corps soutînt l’équilibre du corps entier, et permît au monument de la chevelure de demeurer intact, sans souci des tremblements de terre qui pouvaient agiter la base.

Cette femme immobile ressemblait à ces dieux indiens calés sur leurs sièges, l’œil fixe, grâce à la fixité de la pensée, roulant seul dans son orbite. Selon les besoins du corps ou les caprices de l’esprit, sentinelle et bon serviteur actif, il faisait à lui seul tout le service de l’idole.

Oliva remarqua combien cette dame, ainsi coiffée, était jolie. Combien son pied, posé sur le bord de la fenêtre et balancé dans une petite mule de satin rose, était délicat et spirituel. Elle admira le tour du bras, et celui de la gorge qui repoussait le corset et le peignoir.

Mais ce qui la frappa par-dessus tout, ce fut cette profondeur de la pensée toujours tendue vers un but invisible et vague, pensée tellement impérieuse, qu’elle condamnait le corps tout entier à l’immobilité, qu’elle l’annihilait par sa volonté.

Cette femme, que nous avons reconnue et qu’Oliva ne pouvait reconnaître, ne soupçonnait pas qu’on pût la voir. En face de ses fenêtres, jamais fenêtre ne s’était ouverte. L’hôtel de monsieur de Cagliostro n’avait jamais, en dépit des fleurs que Nicole avait trouvées, des oiseaux qu’elle avait vus voler, découvert ses secrets à sa personne, et à part les peintres qui l’avaient restauré, nul vivant ne s’était fait voir à la fenêtre.

Pour expliquer ce phénomène contredit par la prétendue habitation de Cagliostro dans le pavillon, un mot suffira. Le comte avait, pendant la soirée, fait préparer ce logement pour Oliva, comme il l’eût fait disposer pour lui. Il s’était pour ainsi dire menti à lui-même, tant ses ordres avaient été bien exécutés.

La dame à la belle coiffure restait donc ensevelie dans ses pensées; Oliva se figura que cette belle personne, rêvant ainsi, rêvait à ses amours traversées.

Sympathie dans la beauté, sympathie dans la solitude, dans l’âge, dans l’ennui, que de liens pour attacher l’une à l’autre deux âmes qui peut-être se cherchaient, grâce aux combinaisons mystérieuses, irrésistibles et intraduisibles du Destin.