La reine gardait un silence obstiné.
L’autre, entassant prières sur prières, ce que Charny devinait à la mélodie vibrante de ses inflexions, n’obtenait que le doux consentement du silence, insuffisante faveur pour les lèvres ardentes qui ont commencé à boire l’amour.
Mais soudain la reine laissa échapper quelques mots. Il faut le croire du moins. Paroles bien étouffées, bien éteintes, parce que l’inconnu seul put les entendre; mais à peine les eut-il entendues, que, dans l’excès de son ravissement, il s’écria de façon à se faire entendre lui-même:
– Merci, ô merci, ma douce Majesté! Ainsi donc, à demain.
La reine cacha entièrement son visage, déjà si bien caché.
Charny sentit une sueur glacée, la sueur de la mort, descendre lentement sur ses tempes en gouttes pesantes.
L’inconnu venait de voir les deux mains de la reine s’étendre vers lui. Il les saisit dans les siennes en y déposant un baiser si long et si tendre, que Charny connut pendant sa durée la souffrance de tous les supplices que la féroce humanité a dérobés aux barbaries infernales.
Ce baiser donné, la reine se leva vivement, et saisit le bras de sa compagne.
Toutes deux s’enfuirent en passant, comme la veille, auprès de Charny.
L’inconnu fuyant de son côté, Charny, qui n’avait pu quitter le sol où le tenait enchaîné la prostration d’une douleur indicible, Charny perçut vaguement le bruit simultané de deux portes qui se refermaient.
Nous n’essaierons pas de dépeindre la situation dans laquelle se trouva Charny après cette horrible découverte.
La nuit se passa pour lui en courses furieuses dans le parc, dans les allées, auxquelles il reprochait avec désespoir leur criminelle complicité.
Charny, fou pendant quelques heures, ne retrouva sa raison qu’en heurtant dans sa course aveugle l’épée qu’il avait jetée pour n’avoir pas la tentation de s’en servir.
Cette lame, qui embarrassa ses pieds et causa sa chute, le rappela tout d’un coup au sentiment de sa force comme à celui de sa dignité. Un homme qui sent une épée dans sa main ne peut plus, s’il est encore fou, que se percer de cette épée ou en percer qui l’offense; il n’a plus le droit d’être faible ni d’avoir peur.
Charny redevint ce qu’il était toujours, un esprit solide, un corps vigoureux. Il discontinua les courses insensées pendant lesquelles il se heurtait aux arbres, et marcha droit et en silence dans l’allée encore sillonnée par les pas des deux femmes et de l’inconnu.
Il alla visiter la place où la reine s’était assise. Les mousses, encore foulées, révélaient à Charny son malheur et le bonheur d’un autre! Au lieu de gémir, au lieu de laisser les fumées de la colère monter de nouveau à son front, Olivier se mit à réfléchir sur la nature de cet amour caché, et sur la qualité de la personne qui l’inspirait.
Il alla explorer les pas de ce seigneur avec la froide attention qu’il eût mise à examiner les passées d’une bête fauve. Il reconnut la porte derrière les bains d’Apollon. Il vit, en gravissant le chaperon du mur, des pieds de cheval et beaucoup de ravage dans l’herbe.
«Il vient par là! Il vient, non de Versailles, mais de Paris, songea Olivier. Il vient seul, et demain il reviendra, puisqu’on lui a dit: À demain.
«Jusqu’à demain dévorons silencieusement, non plus les larmes qui coulent de mes yeux, mais le sang qui coule à flots de mon cœur.
«Demain sera le dernier jour de ma vie, sinon je suis un lâche et je n’ai jamais aimé.
«Allons, allons, fit-il en frappant doucement sur son cœur, comme le cavalier frappe sur le col de son coursier qui s’emporte, allons, du calme, de la force, puisque l’épreuve n’est pas terminée encore.»
Cela dit, il jeta un dernier regard autour de lui, détourna les yeux du château, dans lequel il redoutait de voir éclairée la fenêtre de la perfide reine; car cette lumière eût été un mensonge, une tache de plus.
En effet, la fenêtre éclairée ne signifie-t-elle pas chambre habitée? Et pourquoi mentir ainsi quand on a le droit de l’impudeur et du déshonneur, quand on a si peu de distance à franchir entre la honte cachée et le scandale public?
La fenêtre de la reine était éclairée.
«Faire croire qu’elle est chez elle quand elle court le parc en compagnie d’un amant! Vraiment, c’est de la chasteté en pure perte, fit Charny, qui saccada ses paroles d’une ironie amère.
«Elle est trop bonne, cette reine, de dissimuler ainsi avec nous. Il est vrai peut-être qu’elle craint de contrarier son mari.»
Et Charny, s’enfonçant les ongles dans les chairs, reprit à pas mesurés le chemin de sa maison.
– Ils ont dit: À demain, ajouta-t-il après avoir franchi le balcon. Oui, à demain!… pour tout le monde, car demain, nous serons quatre au rendez-vous, madame!
Chapitre 20
Femme et reine
Le lendemain amena mêmes péripéties. La porte s’ouvrit au dernier coup de minuit. Les deux femmes parurent.
C’était, comme dans le conte arabe, cette assiduité des génies obéissant aux talismans à heures fixes.
Charny avait pris toutes ses résolutions; il voulait reconnaître ce soir-là le personnage heureux que favorisait la reine.
Fidèle à ses habitudes, bien qu’elles ne fussent pas invétérées, il marcha se cachant derrière les taillis; mais, lorsqu’il fut arrivé à l’endroit où, depuis deux jours, la rencontre des amants avait lieu, il n’y trouva personne.
La compagne de la reine entraînait Sa Majesté vers les bains d’Apollon.
Une horrible anxiété, une toute nouvelle souffrance terrassa Charny. Dans son innocente probité, il ne s’était pas imaginé que le crime pût aller jusque-là.
La reine, souriant et chuchotant, marcha vers le sombre asile au seuil duquel l’attendait, les bras ouverts, le gentilhomme inconnu.
Elle entra, tendant aussi les bras. La grille de fer se referma sur elle.
La complice demeura en dehors, appuyée sur un cippe brisé tout moelleux de feuillages.
Charny avait mal calculé ses forces. Elles ne pouvaient résister à un semblable choc. Au moment où, dans sa rage, il allait se précipiter sur la confidente de la reine pour la démasquer, la reconnaître, l’injurier, l’étouffer peut-être, le sang afflua comme un torrent vainqueur à ses tempes, à sa gorge, et l’étouffa.
Il tomba sur les mousses en râlant un faible soupir, qui alla troubler une seconde la tranquillité de cette sentinelle placée aux portes des bains d’Apollon.
Une hémorragie intérieure, causée par sa blessure qui s’était rouverte, l’étouffait.
Charny fut rappelé à la vie par le froid de la rosée, par l’humidité de la terre, par l’impression vivace de sa propre douleur.
Il se releva en trébuchant, reconnut les lieux, sa situation, se souvint et chercha.
La sentinelle avait disparu, nul bruit ne se faisait entendre. Une horloge qui sonna deux heures dans Versailles lui apprit que son évanouissement avait été bien long.
Sans aucun doute, l’affreuse vision avait dû disparaître: reine, amant, suivante avaient eu le temps de fuir. Charny put s’en convaincre en regardant par-dessus le mur les traces récentes du départ d’un cavalier.
Ces vestiges, et les brisures de quelques branches aux environs de la grille des bains d’Apollon, composaient toute la conviction du pauvre Charny.
La nuit fut un long délire. Au matin, il ne s’était pas calmé.
Pâle comme un mort, vieilli de dix années, il appela son valet de chambre et se fit habiller de velours noir, comme un riche du tiers état.