– C’est affreux, murmura le cardinal, la chute est écrasante; tomber de ce bonheur! Oh! j’en mourrai!
– Allons donc, glissa Jeanne à son oreille; vous n’aimez que par amour-propre ailleurs.
– Aujourd’hui, c’est par amour, répliqua le cardinal.
– Souffrez alors aujourd’hui, dit Jeanne; c’est une condition de l’état. Voyons, monseigneur, décidez-vous; resté-je ici? Suis-je sur la route de Lausanne?
– Restez, comtesse, mais trouvez-moi un calmant. La plaie est trop douloureuse.
– Jurez-vous de m’obéir?
– Foi de Rohan!
– Bon! votre calmant est tout trouvé. Je vous défends les entrevues, mais je ne défends pas les lettres.
– En vérité! s’écria l’insensé ranimé par cet espoir. Je pourrai écrire?
– Essayez.
– Et… elle me répondrait?
– J’essaierai.
Le cardinal dévora de baisers la main de Jeanne. Et l’appela son ange tutélaire.
Il dut bien rire le démon qui habitait dans le cœur de la comtesse.
Chapitre 22
La nuit
Ce jour même, il était quatre heures du soir, lorsqu’un homme à cheval s’arrêta sur la lisière du parc, derrière les bains d’Apollon.
Le cavalier faisait une promenade d’agrément, au pas; pensif comme Hippolyte, beau comme lui, sa main laissait flotter les rênes sur le col du coursier.
Il s’arrêta, ainsi que nous l’avons dit, à l’endroit où monsieur de Rohan depuis trois jours faisait arrêter son cheval. Le sol était, à cet endroit, foulé par les fers, et les arbustes étaient broutés tout à l’entour du chêne au tronc duquel avait été attachée la monture.
Le cavalier mit pied à terre.
– Voici un endroit bien ravagé, dit-il.
Et il approcha du mur.
– Voici des traces d’escalade; voici une porte récemment ouverte. C’est bien ce que j’avais pensé.
«On n’a pas fait la guerre avec les Indiens des savanes sans se connaître en traces de chevaux et d’hommes. Or, depuis quinze jours, monsieur de Charny est revenu; depuis quinze jours monsieur de Charny ne s’est point montré. Voici la porte que monsieur de Charny a choisie pour entrer dans Versailles.
En disant ces mots, le cavalier soupira bruyamment comme s’il arrachait son âme avec ce soupir.
– Laissons au prochain son bonheur, murmura-t-il en regardant une à une les éloquentes traces du gazon et des murs. Ce que Dieu donne aux uns, il le refuse aux autres. Ce n’est pas pour rien que Dieu fait des heureux et des malheureux; sa volonté soit bénie!
«Il faudrait une preuve, cependant. À quel prix, par quel moyen l’acquérir?
«Oh! rien de plus simple. Dans les buissons, la nuit, un homme ne saurait être découvert, et, de sa cachette, il verrait ceux qui viennent. Ce soir, je serai dans les buissons.
Le cavalier ramassa les rênes de son cheval, se remit lentement en selle, et sans presser ni hâter le pas de son cheval, disparut à l’angle du mur.
Quant à Charny, obéissant aux ordres de la reine, il s’était renfermé chez lui, attendant un message de sa part.
La nuit vint, rien ne paraissait. Charny, au lieu de guetter à la fenêtre du pavillon qui donnait sur le parc, guettait dans la même chambre à la fenêtre qui donnait sur la petite rue. La reine avait dit: à la porte de la louveterie; mais fenêtre et porte dans ce pavillon c’était tout un, au rez-de-chaussée. Le principal était qu’on pût voir tout ce qui arriverait.
Il interrogeait la nuit profonde, espérant d’une minute à l’autre entendre le galop d’un cheval ou le pas précipité d’un courrier.
Dix heures et demie sonnèrent. Rien. La reine avait joué Charny. Elle avait fait une concession au premier mouvement de surprise. Honteuse, elle avait promis ce qu’il lui était impossible de tenir; et, chose affreuse à penser, elle avait promis sachant qu’elle ne tiendrait pas.
Charny, avec cette rapide facilité de soupçon qui caractérise les gens violemment épris, se reprochait déjà d’avoir été si crédule.
– Comment ai-je pu, s’écriait-il, moi qui ai vu, croire à des mensonges et sacrifier ma conviction, ma certitude, à un stupide espoir?
Il développait avec rage cette idée funeste, quand le bruit d’une poignée de sable lancée sur les vitres de l’autre fenêtre attira son attention et le fit courir du côté du parc.
Il vit alors, dans une large mante noire, en bas, sous la charmille du parc, une figure de femme qui levait vers lui un visage pâle et inquiet.
Il ne put retenir un cri de joie et de regret tout ensemble. La femme qui l’attendait, qui l’appelait, c’était la reine!
D’un bond il s’élança par la fenêtre et vint tomber près de Marie-Antoinette.
– Ah! vous voilà, monsieur? c’est bien heureux! dit à voix basse la reine tout émue; que faisiez-vous donc?
– Vous! vous! madame!… vous-même! est-il possible? répliqua Charny en se prosternant.
– Est-ce ainsi que vous attendiez?
– J’attendais du côté de la rue, madame.
– Est-ce que je pouvais venir parla rue, voyons? quand il est si simple de venir par le parc?
– Je n’eusse osé espérer de vous voir, madame, dit Charny avec un accent de reconnaissance passionnée.
Elle l’interrompit.
– Ne restons pas ici, dit-elle, il y fait clair; avez-vous votre épée?
– Oui.
– Bien!… Par où dites-vous que sont entrés les gens que vous avez vus?
– Par cette porte.
– Et à quelle heure?
– À minuit, chaque fois.
– Il n’y a pas de raison pour qu’ils ne viennent pas cette nuit encore. Vous n’avez parlé à personne?
– À qui que ce soit.
– Entrons dans le taillis et attendons.
– Oh! Votre Majesté…
La reine passa devant, et, d’un pas assez prompt, fit quelque chemin en sens inverse.
– Vous entendez bien, dit-elle tout à coup, comme pour aller au-devant de la pensée de Charny, que je ne me suis pas amusée à conter cette affaire au lieutenant de police. Depuis que je me suis plainte, monsieur de Crosne aurait dû déjà me faire justice. Si la créature qui usurpe mon nom après avoir usurpé ma ressemblance n’a pas encore été arrêtée, si tout ce mystère n’est pas éclairci, vous sentez qu’il y a deux motifs: ou l’incapacité de monsieur de Crosne – ce qui n’est rien –, ou sa connivence avec mes ennemis. Or, il me paraît difficile que chez moi, dans mon parc, on se permette l’ignoble comédie que vous m’avez signalée, sans être sûr d’un appui direct ou d’une tacite complicité. Voilà pourquoi ceux qui s’en sont rendus coupables me paraissent être assez dangereux pour que je ne m’en rapporte qu’à moi-même du soin de les démasquer. Qu’en pensez-vous?
– Je demande à Votre Majesté la permission de ne plus ouvrir la bouche. Je suis au désespoir; j’ai encore des craintes et je n’ai plus de soupçons.
– Au moins, vous êtes un honnête homme, vous, dit vivement la reine; vous savez dire les choses en face; c’est un mérite qui peut blesser quelquefois les innocents quand on se trompe à leur égard: mais une blessure se guérit.
– Oh! madame, voilà onze heures; je tremble.
– Assurez-vous qu’il n’y a personne ici, dit la reine pour éloigner son compagnon.
Charny obéit. Il courut les taillis jusqu’aux murs.
– Personne, fit-il en revenant.
– Où s’est passée la scène que vous racontiez?
– Madame, à l’instant même, en revenant de mon exploration, j’ai reçu un coup terrible dans le cœur. Je vous ai aperçue à l’endroit même où ces nuits dernières je vis… la fausse reine de France.
– Ici! s’écria la reine en s’éloignant avec dégoût de la place qu’elle occupait.
– Sous ce châtaignier, oui, madame.