– Vous ne voyez rien à faire? dit le cardinal en appuyant sur chaque mot.
– Rien.
– Eh bien! madame, dit monsieur de Rohan avec véhémence, tout le monde ne dit peut-être pas la même chose que vous.
– Hélas! monseigneur, nous voici arrivés à la colère, et nous ne nous comprenons plus. Votre Excellence me pardonnera de le lui faire observer.
– En colère! oui… Votre mauvaise volonté m’y pousse, comtesse.
– Et vous ne calculez pas si c’est de l’injustice?
– Oh! non pas! Si vous ne me servez plus, c’est parce que vous ne pouvez faire autrement, je le vois bien.
– Vous me jugez bien; pourquoi alors m’accuser?
– Parce que vous devriez me dire toute la vérité, madame.
– La vérité! je vous ai dit celle que je sais.
– Vous ne me dites pas que la reine est une perfide, qu’elle est une coquette, qu’elle pousse les gens à l’adorer, et qu’elle les désespère après.
Jeanne le regarda d’un air surpris.
– Expliquez-vous, dit-elle en tremblant, non de peur, mais de joie.
En effet, elle venait d’entrevoir dans la jalousie du cardinal une issue que la circonstance ne lui eût peut-être pas donnée pour sortir d’une aussi difficile position.
– Avouez-moi, continua le cardinal, qui ne calculait plus avec sa passion, avouez, je vous en supplie, que la reine refuse de me voir.
– Je ne dis pas cela, monseigneur.
– Avouez que si elle ne me repousse pas de son plein gré, ce que j’espère encore, elle m’évince pour ne pas alarmer quelque autre amant, à qui mes assiduités auront donné l’éveil.
– Ah! monseigneur, s’écria Jeanne d’un ton si merveilleusement mielleux qu’elle laissait soupçonner bien plus encore qu’elle ne voulait déguiser.
– Écoutez-moi, reprit monsieur de Rohan, la dernière fois que j’ai vu Sa Majesté, je crois avoir entendu marcher dans le massif.
– Folie.
– Et je dirai tout ce que je soupçonne.
– Ne dites pas un mot de plus, monseigneur, vous offensez la reine; et, d’ailleurs, s’il était vrai qu’elle fût assez malheureuse pour craindre la surveillance d’un amant, ce que je ne crois pas, seriez-vous assez injuste pour lui faire un crime du passé qu’elle vous sacrifie?
– Le passé! le passé! Voilà un grand mot, mais qui tombe, comtesse, si ce passé est encore le présent et doit être le futur.
– Fi! monseigneur; vous me parlez comme à un courtier qu’on accuserait d’avoir procuré une mauvaise affaire. Vos soupçons, monseigneur, sont tellement blessants pour la reine, qu’ils finissent par l’être pour moi.
– Alors, comtesse, prouvez-moi…
– Ah! monseigneur, si vous répétez ce mot-là, je prendrai l’injure pour mon compte.
– Enfin!… m’aime-t-elle un peu?
– Mais il y a une chose bien simple, monseigneur, répliqua Jeanne, en montrant au cardinal sa table et tout ce qu’il fallait pour écrire. Mettez-vous là et demandez-le-lui à elle-même.
Le cardinal saisit avec transport la main de Jeanne:
– Vous lui remettrez ce billet? dit-il.
– Si je ne lui remettais, qui donc s’en chargerait?
– Et… vous me promettez une réponse?
– Si vous n’aviez pas de réponse, comment sauriez-vous à quoi vous en tenir?
– Oh! à la bonne heure, voilà comme je vous aime, comtesse.
– N’est-ce pas, fit-elle avec son fin sourire.
Il s’assit, prit la plume et commença un billet. Il avait la plume éloquente, monsieur de Rohan, la lettre facile; cependant il déchira dix feuilles avant de se plaire à lui-même.
– Si vous allez toujours de ce train, dit Jeanne, vous n’arriverez jamais.
– C’est que, voyez-vous, comtesse, je me défie de ma tendresse; elle déborde malgré moi; elle fatiguerait peut-être la reine.
– Ah! fit Jeanne avec ironie, si vous lui écrivez en homme politique, elle vous répondra un billet de diplomate. Cela vous regarde.
– Vous avez raison, et vous êtes une vraie femme, cœur et esprit. Tenez, comtesse, pourquoi aurions-nous un secret pour vous qui avez le nôtre?
Elle sourit.
– Le fait est, dit-elle, que vous n’avez que peu de chose à me cacher.
– Lisez par-dessus mon épaule, lisez aussi vite que j’écrirai, si c’est possible; car mon cœur est brûlant, ma plume va dévorer le papier.
Il écrivit, en effet; il écrivit une lettre tellement ardente, tellement folle, tellement pleine de reproches amoureux et de compromettantes protestations, que lorsqu’il eut fini, Jeanne, qui suivait sa pensée jusqu’à sa signature, se dit à elle-même:
«Il vient d’écrire ce que je n’eusse osé lui dicter.»
Le cardinal relut et dit à Jeanne:
– Est-ce bien ainsi?
– Si elle vous aime, répliqua la traîtresse, vous le verrez demain; maintenant tenez-vous en repos.
– Jusqu’à demain, oui.
– Je n’en demande pas plus, monseigneur.
Elle prit le billet cacheté, se laissa embrasser sur les yeux par monseigneur, et rentra chez elle vers le soir.
Là, déshabillée, rafraîchie, elle se mit à songer.
La situation était telle que depuis le début elle se l’était promise à elle-même.
Encore deux pas, elle touchait le but.
Lequel des deux valait-il mieux choisir pour bouclier: de la reine ou du cardinal?
Cette lettre du cardinal le mettait dans l’impossibilité d’accuser jamais madame de La Motte, le jour où elle le forcerait de rembourser les sommes dues pour le collier.
En admettant que le cardinal et la reine se vissent pour s’entendre, comment oseraient-ils perdre madame de La Motte dépositaire d’un secret aussi scandaleux.
La reine ne ferait pas d’éclat, et croirait à la haine du cardinal; le cardinal croirait à la coquetterie de la reine; mais le débat, s’il yen avait, aurait lieu à huis clos, et madame de La Motte seulement soupçonnée prendrait ce prétexte pour s’expatrier en réalisant la belle somme d’un million et demi.
Le cardinal saurait bien que Jeanne avait pris ces diamants, la reine le devinerait bien; mais à quoi leur servirait d’ébruiter une alerte si étroitement liée à celle du parc et des bains d’Apollon?
Seulement, ce n’était pas assez d’une lettre pour établir tout ce système de défense. Le cardinal avait de bonnes plumes, il écrirait sept à huit fois encore.
Quant à la reine, qui sait si dans ce moment même elle ne forgeait pas, avec monsieur de Charny, des armes pour Jeanne de La Motte!
Tant de trouble et de détours aboutissaient, comme pis-aller, à une fuite, et Jeanne échafaudait d’avance ses degrés.
D’abord l’échéance, dénonciation des joailliers. La reine allait droit à monsieur de Rohan.
Comment?
Par l’entremise de Jeanne, cela était inévitable. Jeanne prévenait le cardinal et l’invitait à payer. S’il s’y refusait, menace de publier les lettres; il payait.
Le paiement fait, plus de péril. Quant à l’éclat public, restait à vider la question d’intrigue. Sur ce point, satisfaction absolue. L’honneur d’une reine et d’un prince de l’église, au prix d’un million et demi, c’était trop bon marché, Jeanne croyait être sûre d’en avoir trois millions quand elle voudrait.
Et pourquoi Jeanne était-elle sûre de son fait quant à la question d’intrigue?
C’est que le cardinal avait la conviction d’avoir vu trois nuits de suite la reine dans les bosquets de Versailles, et que nulle puissance au monde ne prouverait au cardinal qu’il s’était trompé. C’est qu’une seule preuve existait de la supercherie, une preuve vivante, irrécusable, et que cette preuve, Jeanne allait la faire disparaître du débat.
Arrivée à ce point de sa méditation, elle s’approcha de la fenêtre, elle vit Oliva tout inquiète, toute curieuse à son balcon.
«À nous deux», pensa Jeanne, en saluant tendrement sa complice.
La comtesse fit à Oliva le signe convenu pour qu’elle descendît le soir.