– Plus que jamais.
– Vous voyez bien qu’il est superflu de me faire parler. Dieu m’est témoin cependant que j’ai cru un moment vous rendre heureuse.
– Moi?
– Oui, vous, ingrate qui m’accusiez. Mais aujourd’hui vous avez entrevu d’autres joies, vous savez mieux que moi vos goûts et votre vocation. Je renonce…
– Enfin, madame, faites-moi l’honneur de me donner un détail.
– Oh! c’est bien simple, je voulais vous ramener à la cour.
– Oh! s’écria Andrée avec un sourire plein d’amertume, moi revenir à la cour?… mon Dieu!… Non! non! madame, jamais!… bien qu’il m’en coûte de désobéir à Votre Majesté.
La reine frissonna. Son cœur s’emplit d’une douleur inexprimable. Elle échouait, puissant navire, sur un atome de granit.
– Vous refusez? murmura-t-elle.
Et pour cacher son trouble, elle enferma son visage dans ses mains.
Andrée, la croyant accablée, vint à elle et s’agenouilla, comme pour adoucir par son respect la blessure qu’elle venait de faire à l’amitié ou à l’orgueil.
– Voyons, dit-elle, qu’eussiez-vous fait de moi à la cour, de moi triste, de moi nulle, de moi pauvre, de moi maudite, de moi que chacun fuit parce que je n’ai pas même su inspirer, misérable que je suis, aux femmes la vulgaire inquiétude des rivalités, aux hommes la vulgaire sympathie de la différence des sexes… Ah! madame et chère maîtresse, laissez cette religieuse, elle n’est pas même acceptée de Dieu qui la trouve encore trop défectueuse, lui qui reçoit les infirmes de corps et de cœur. Laissez-moi à ma misère, à mon isolement; laissez-moi.
– Ah! dit la reine en relevant ses yeux, l’état que je venais vous proposer donne un démenti à toutes les humiliations dont vous vous plaignez! Le mariage dont il s’agit vous faisait l’une des plus grandes dames de France.
– Un… mariage! balbutia Andrée stupéfaite.
– Vous refusez, dit la reine, de plus en plus découragée.
– Oh! oui, je refuse, je refuse!
– Andrée… dit-elle.
– Je refuse, madame, je refuse.
Marie-Antoinette se prépara dès lors, avec un affreux serrement de cœur, à entamer les supplications. Andrée vint se jeter à la traverse au moment où elle se levait indécise, tremblante, éperdue, ne tenant pas le premier mot de son discours.
– Au moins, madame, dit-elle en la retenant par sa robe, car elle croyait la voir partir, faites-moi cette grâce insigne de me nommer l’homme qui m’accepterait pour compagne; j’ai tant souffert d’être humiliée dans ma vie, que le nom de cet homme généreux…
Et elle sourit avec une ironie poignante.
– Sera, reprit-elle, le baume que je mettrai désormais sur toutes mes blessures d’orgueil.
La reine hésita; mais elle avait besoin de pousser jusqu’au bout.
– Monsieur de Charny, dit-elle d’un ton triste, indifférent.
– Monsieur de Charny! s’écria Andrée avec une explosion effrayante; monsieur Olivier de Charny!
– Monsieur Olivier, oui, dit la reine en regardant la jeune fille avec étonnement.
– Le neveu de monsieur de Suffren? continua Andrée, dont les joues s’empourprèrent, dont les yeux resplendirent comme des étoiles.
– Le neveu de monsieur de Suffren, répondit Marie-Antoinette, de plus en plus saisie du changement opéré dans les traits d’Andrée.
– C’est à monsieur Olivier que vous voulez me marier, dites, madame?
– À lui-même.
– Et… il consent?…
– Il vous demande en mariage.
– Oh! j’accepte, j’accepte, dit Andrée, folle et transportée. C’est donc moi qu’il aime!… moi qu’il aime comme je l’aimais!
La reine recula livide et tremblante avec un sourd gémissement; elle alla tomber terrassée sur un fauteuil, tandis que l’insensée Andrée lui baisait les genoux, la robe et mouillait ses mains de larmes, et les mordait d’ardents baisers.
– Quand partons-nous? dit-elle enfin, quand la parole put succéder en elle aux cris étouffés, aux soupirs.
– Venez, murmura la reine, qui sentait la vie lui échapper, et qui voulait sauver son honneur avant de mourir.
Elle se leva, s’appuya sur Andrée, dont les lèvres brûlantes cherchaient ses joues glacées; et, tandis que la jeune fille s’apprêtait au départ:
«Eh bien! mon Dieu!… Est-ce assez de souffrances pour un seul cœur? dit avec un sanglot amer l’infortunée souveraine, celle qui possédait la vie et l’honneur de trente millions de sujets.
«Et il faut que je vous remercie, cependant, mon Dieu! ajouta-t-elle, car vous sauvez mes enfants de l’opprobre, vous me donnez le droit de mourir sous mon manteau royal!»
Chapitre 37
Où il est expliqué pourquoi le baron engraissait
Tandis que la reine décidait du sort de mademoiselle de Taverney à Saint-Denis, Philippe, le cœur déchiré par tout ce qu’il avait appris, par tout ce qu’il venait de découvrir, pressait les préparatifs de son départ.
Un soldat habitué à courir le monde n’est jamais bien long à faire ses malles et à revêtir le manteau de voyage. Mais Philippe avait des motifs plus puissants que tout autre pour s’éloigner rapidement de Versailles: il ne voulait pas être témoin du déshonneur probable et imminent de la reine, son unique passion.
Aussi le vit-on plus ardent que jamais faire seller ses chevaux, charger ses armes, entasser dans sa valise ce qu’il avait de plus familier pour vivre de la vie d’habitude; et quand il eut terminé tout cela, il fit prévenir monsieur de Taverney le père qu’il avait à lui parler.
Le petit vieillard revenait de Versailles, secouant du mieux qu’il pouvait ses mollets grêles qui supportaient un ventre rondelet. Le baron depuis trois à quatre mois engraissait, ce qui lui donnait une fierté facile à comprendre, si l’on songe que le comble de l’obésité devait être en lui le signe d’un parfait contentement.
Or, le parfait contentement de monsieur de Taverney, c’est un mot qui renferme bien des sens.
Le baron revenait donc tout guilleret de sa promenade au château. Il avait le soir pris sa part de tout le scandale du jour. Il avait souri à monsieur de Breteuil contre monsieur de Rohan; à messieurs de Soubise et de Guémenée contre monsieur de Breteuil; à monsieur de Provence contre la reine; à monsieur d’Artois contre monsieur de Provence; à cent personnes contre cent autres personnes; à pas une pour quelqu’un. Il avait ses provisions de méchancetés, de petites infamies. Panier plein, il rentrait heureux.
Lorsqu’il apprit par son valet que son fils désirait lui parler, au lieu d’attendre la visite de Philippe, ce fut lui qui traversa tout un palier pour venir trouver le voyageur.
Il entra, sans se faire annoncer, dans la chambre pleine de ce désordre qui précède un départ.
Philippe ne s’attendait pas à des éclats de sensibilité, lorsque son père apprendrait sa résolution, mais il ne s’attendait pas non plus à trop d’indifférence. En effet, Andrée avait déjà quitté la maison paternelle, c’était une existence de moins à tourmenter; le vieux baron devait sentir du vide, et lorsque ce vide serait complété par l’absence du dernier martyr, le baron, pareil aux enfants à qui l’on prend leur chien et leur oiseau, pourrait bien pleurnicher, ne fût-ce que par égoïsme.
Mais il fut bien étonné, Philippe, quand il entendit le baron s’écrier avec un rire de jubilation:
– Ah! mon Dieu! il part, il part…
Philippe s’arrêta et regarda son père avec stupeur.
– J’en étais sûr, continua le baron; je l’eusse parié. Bien joué, Philippe, bien joué.
– Plaît-il, monsieur? dit le jeune homme; qu’est-ce qui est bien joué, je vous prie?
Le vieillard se mit à chantonner en sautillant sur une jambe et en soutenant son commencement de ventre avec ses deux mains.
Il faisait en même temps force clignements d’yeux à Philippe pour qu’il congédiât son valet de chambre.