Mais l’abbé Lekel eut-il à peine la lettre dans les mains, qu’il la rendit comme si elle le brûlait.
– Faites attention, dit Jeanne pâle de colère, que vous ne risquez rien, car j’ai caché la lettre de la reine dans une enveloppe adressée à madame de Misery.
– Raison de plus! s’écria l’abbé, deux personnes sauraient le secret. Double motif de ressentiment pour la reine. Non, non, je refuse.
Et il repoussa les doigts de la comtesse.
– Remarquez, dit-elle, que vous me réduisez à faire usage des lettres de monsieur de Rohan.
– Soit, repartit l’abbé, faites-en usage, madame.
– Mais, reprit Jeanne tremblante de fureur, comme je vous déclare que la preuve d’une correspondance secrète avec Sa Majesté fait tomber sur un échafaud la tête du cardinal, vous êtes libre de dire: Soit! Je vous aurai averti.
La porte s’ouvrit en ce moment, et le cardinal reparut, superbe et courroucé, sur le seuiclass="underline"
– Faites tomber sur un échafaud la tête d’un Rohan, madame, répondit-il, ce ne sera pas la première fois que la Bastille aura vu ce spectacle. Mais, puisqu’il en est ainsi, je vous déclare, moi, que je ne reprocherai rien à l’échafaud sur lequel roulera ma tête, pourvu que je voie celui sur lequel vous serez flétrie comme voleuse et faussaire! Venez, l’abbé, venez!
Il tourna le dos à Jeanne, après ces paroles foudroyantes, et sortant avec l’aumônier, laissa dans la rage et le désespoir cette malheureuse créature, qui ne pouvait faire un mouvement sans se prendre de plus en plus dans la fange mortelle où bientôt elle allait plonger tout entière.
Chapitre 46
Le baptême du petit Beausire
Madame de La Motte s’était fourvoyée dans chacun de ses calculs. Cagliostro ne se trompa dans aucun.
À peine à la Bastille, il s’aperçut que le prétexte lui était donné enfin de travailler ouvertement à la ruine de cette monarchie que, depuis tant d’années, il sapait sourdement avec l’illuminisme et les travaux occultes.
Sûr de n’être en rien convaincu, victime arrivée au dénouement le plus favorable à ses vues, il tint religieusement sa promesse envers tout le monde.
Il prépara les matériaux de cette fameuse lettre de Londres, qui, paraissant un mois après l’époque où nous sommes arrivés, fut le premier coup de bélier appliqué sur les murs de la vieille Bastille, la première hostilité de la révolution, le premier choc matériel qui précéda celui du 14 juillet 1789.
Dans cette lettre où Cagliostro, après avoir ruiné roi, reine, cardinal, agioteurs publics, ruinait monsieur de Breteuil, personnification de la tyrannie ministérielle, notre démolisseur s’exprimait ainsi:
«Oui, je le répète libre après l’avoir dit captif, il n’est pas de crime qui ne soit expié par six mois de Bastille. Quelqu’un me demande si je retournerai jamais en France? Assurément, ai-je répondu, pourvu que la Bastille soit devenue une promenade publique. Dieu le veuille! Vous avez tout ce qu’il faut pour être heureux, vous autres Français: sol fécond, doux climat, bon cœur, gaieté charmante, du génie et des grâces propres à tout; sans égaux dans l’art de plaire, sans maîtres dans les autres, il ne vous manque, mes bons amis, qu’un petit point: c’est d’être sûrs de coucher dans vos lits quand vous êtes irréprochables.»
Cagliostro avait tenu sa parole aussi à Oliva. Celle-ci, de son côté, fut religieusement fidèle. Il ne lui échappa point un mot qui compromît son protecteur. Elle n’eut d’autre aveu funeste que pour madame de La Motte, et posa d’une façon nette et irrécusable sa participation innocente à une mystification adressée, selon elle, à un gentilhomme inconnu qu’on lui avait désigné sous le nom de Louis.
Pendant le temps qui s’était écoulé pour les captifs sous les verrous et dans les interrogatoires, Oliva n’avait pas revu son cher Beausire, mais elle n’était cependant point abandonnée tout à fait de lui, et, comme on va le voir, elle avait de son amant le souvenir que désirait Didon quand elle disait en rêvant: Ah! s’il m’était donné de voir jouer sur mes genoux un petit Ascagne!
Au mois de mai de l’année 1786, un homme attendait au milieu des pauvres sur les degrés du portail de Saint-Paul, rue Saint-Antoine. Il était inquiet, haletant, il regardait, sans pouvoir en détacher les yeux, dans la direction de la Bastille.
Auprès de lui vint se placer un homme à longue barbe, un des serviteurs allemands de Cagliostro, celui que Balsamo employait comme chambellan dans ses mystérieuses réceptions de l’ancienne maison de la rue Saint-Claude.
Cet homme arrêta la fougue impatiente de Beausire, et lui dit tout bas:
– Attendez, attendez, ils viendront.
– Ah! s’écria l’homme inquiet, c’est vous!
Et comme le ils viendront ne satisfaisait point, à ce qu’il paraît, l’homme inquiet, qui continuait à gesticuler plus que de raison, l’Allemand lui dit à l’oreille:
– Monsieur Beausire, vous allez tant faire de bruit que la police nous verra… Mon maître vous avait promis des nouvelles, je vous en donne.
– Donnez! donnez, mon ami!
– Plus bas. La mère et l’enfant se portent bien.
– Oh! oh! s’écria Beausire dans un transport de joie impossible à décrire, elle est accouchée! elle est sauvée!
– Oui, monsieur; mais tirez à l’écart, je vous prie.
– D’une fille?
– Non, monsieur, d’un garçon.
– Tant mieux! Oh! mon ami, que je suis heureux, que je suis heureux. Remerciez bien votre maître; dites-lui bien que ma vie, que tout ce que j’ai est à lui…
– Oui, monsieur Beausire, oui, je lui dirai cela quand je le verrai.
– Mon ami, pourquoi me disiez-vous tout à l’heure?… Mais prenez donc ces deux louis.
– Monsieur, je n’accepte rien que de mon maître.
– Ah! pardon, je ne voulais pas vous offenser.
– Je le crois, monsieur. Mais vous me disiez?
– Ah! je vous demandais pourquoi, tout à l’heure, vous vous êtes écrié: Ils viendront? Qui viendra, s’il vous plaît?
– Je voulais parler du chirurgien de la Bastille et de la dame Chopin, sage-femme, qui ont accouché mademoiselle Oliva.
– Ils viendront ici? Pourquoi?
– Pour faire baptiser l’enfant.
– Je vais voir mon enfant! s’écria Beausire en bondissant comme un convulsionnaire. Vous dites que je vais voir le fils d’Oliva! ici, tout à l’heure?…
– Ici, tout à l’heure; mais modérez-vous, je vous en supplie; autrement, les deux ou trois agents de monsieur de Crosne, que je devine être cachés sous les haillons de ces mendiants, vous découvriront et devineront que vous avez eu communication avec le prisonnier de la Bastille. Vous vous perdrez et vous compromettrez mon maître.
– Oh! s’écria Beausire avec la religion du respect et de la reconnaissance, plutôt mourir que de prononcer une syllabe qui nuise à mon bienfaiteur. J’étoufferai, s’il le faut, mais je ne dirai plus rien. Ils ne viennent pas!…
– Patience.
Beausire se rapprocha de l’Allemand.
– Est-elle un peu heureuse, là-bas? demanda-t-il en joignant les mains.
– Parfaitement heureuse, répondit l’autre. Oh! voici un fiacre qui vient.
– Oui, oui.
– Il s’arrête…
– Il y a du blanc, de la dentelle…
– La tavaïolle de l’enfant.
– Mon Dieu!
Et Beausire fut obligé de s’appuyer sur une colonne pour ne pas chanceler, quand il vit sortir du fiacre la sage-femme, le chirurgien et un porte-clefs de la Bastille, faisant l’office de témoins dans cette rencontre.
Au passage de ces trois personnes, les pauvres s’émurent et nasillèrent leurs lamentables réclamations.
On vit alors, chose étrange, le parrain et la marraine passer en coudoyant ces misérables, tandis qu’un étranger leur distribuait sa monnaie et ses écus en pleurant de joie.