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D’autres, plus heureuses encore, étaient montées sur l’arrière du carrosse avec les laquais; puis, insensiblement enlevant les obstacles qui gênaient leur amour, elles prenaient la tête du personnage idolâtré, appliquaient un baiser respectueux et sensuel, puis faisaient place à d’autres heureuses. Cet homme adoré, c’était le cardinal de Rohan.

Son compagnon, frais, joyeux, étincelant, recevait un accueil moins vif, mais aussi flatteur, proportion gardée. D’ailleurs, on le payait en cris, en vivats; les femmes se partageaient le cardinal, les hommes criaient: Vive Cagliostro.

Cette ivresse mit une demi-heure à traverser le Pont-au-Change, et jusqu’à son point culminant, Jeanne aperçut les triomphateurs. Elle ne perdit pas un détail.

Cette manifestation de l’enthousiasme public pour les victimes de la reine, car c’est ainsi qu’on les appelait, donna un moment de joie à Jeanne.

Mais aussitôt:

– Quoi! dit-elle, ils sont déjà libres; déjà pour eux les formalités sont accomplies, et moi, moi je ne sais rien; pourquoi ne me dit-on rien, à moi?

Le frisson la prit.

À côté d’elle, elle avait senti madame Hubert qui, silencieuse, attentive à tout ce qui se passait, devait avoir compris, cependant, et ne donnait aucune explication.

Jeanne allait provoquer un éclaircissement devenu indispensable, lorsqu’un nouveau bruit attira son attention du côté du Pont-au-Change.

Un fiacre, entouré de gens, gravissait à son tour la pente du pont.

Dans le fiacre, Jeanne reconnut, souriante et montrant son enfant au peuple, Oliva, qui partait aussi, libre et folle de joie des plaisanteries un peu libres, des baisers envoyés à la fraîche et appétissante fille. Voilà l’encens grossier, il est vrai, mais plus que suffisant pour mademoiselle Oliva, que la foule envoyait, dernier relief du festin splendide offert au cardinal.

Au milieu du pont, une chaise de poste attendait. Monsieur Beausire s’y cachait derrière un de ses amis, qui seul osait se révéler à l’admiration publique. Il fit un signe à Oliva, qui descendit de son fiacre au milieu des cris changés tant soit peu en huées. Mais pour certains acteurs, qu’est-ce que les huées quand on pouvait leur infliger les projectiles et les chasser du théâtre?

Oliva, montée dans la chaise, tomba dans les bras de Beausire, qui, la serrant à l’étouffer comme une proie, ne la quitta plus d’une lieue, et, l’inondant de larmes et de baisers, ne respira qu’à Saint-Denis, où l’on changea de chevaux sans avoir été gêné par la police.

Cependant, Jeanne voyant tous ces gens libres, heureux, fêtés, se demandait pourquoi elle seule ne recevait pas de nouvelles.

– Mais moi! moi! s’écria-t-elle, par quel raffinement de cruauté ne me déclare-t-on pas l’arrêt qui me concerne?

– Calmez-vous, madame, dit Hubert en entrant; calmez-vous.

– Il est impossible que vous ne sachiez rien, répliqua Jeanne, vous savez! vous savez! instruisez-moi.

– Madame…

– Si vous n’êtes pas un barbare, instruisez-moi, vous voyez bien que je souffre.

– Il nous est interdit, madame, à nous bas officiers de la prison, de révéler les arrêts, dont la lecture appartient aux greffiers des cours.

– Mais alors, c’est donc tellement affreux que vous n’osez! s’écria Jeanne dans un transport de rage qui fit peur au concierge, et lui fit entrevoir le renouvellement des scènes de la veille.

– Non, dit-il, calmez-vous, calmez-vous.

– Alors, parlez.

– Serez-vous patiente et ne me compromettrez-vous pas?

– Mais je vous le promets, je vous le jure, parlez!

– Eh bien! monsieur le cardinal a été absous.

– Je le sais.

– Monsieur de Cagliostro mis hors de cour.

– Je le sais! je le sais!

– Mademoiselle Oliva renvoyée de l’accusation.

– Après? après?…

– Monsieur Réteau de Villette est condamné…

Jeanne tressaillit.

– Aux galères!

– Et moi! et moi? cria-t-elle en trépignant avec fureur.

– Patience, madame, patience. Est-ce là ce que vous avez promis?

– Je suis patiente; voyez, parlez… Moi?

– Au bannissement, dit d’une voix faible le concierge en détournant les yeux.

Un éclair de joie brilla dans les yeux de la comtesse, éclair aussi vite éteint qu’apparu.

Puis elle feignit de s’évanouir avec un grand cri, et se renversa dans les bras de ses hôtes.

– Que fût-il donc résulté, dit Hubert bas à l’oreille de sa femme, si je lui eusse dit la vérité?

«Le bannissement, pensait Jeanne en simulant une attaque de nerfs, c’est la liberté, c’est la richesse, c’est la vengeance, c’est ce que j’ai rêvé… J’ai gagné!»

Chapitre 50

L’exécution

Jeanne attendait toujours que ce greffier promis par le concierge vînt lui lire l’arrêt rendu contre elle.

En effet, n’ayant plus les angoisses du doute, conservant à peine celles de la comparaison, c’est-à-dire de l’orgueil, elle se disait:

«Que m’importe à moi, esprit solide je le suppose, que monsieur de Rohan ait été regardé comme moins coupable que moi?

«Est-ce à moi qu’on inflige la peine d’une faute? Non. Si j’eusse été bien et dûment reconnue Valois par tout le monde, si j’eusse pu avoir, comme l’a eue monsieur le cardinal, toute une haie de princes et de ducs échelonnés sur le passage des juges, suppliant par leur attitude, par leurs crêpes à l’épée, par leurs pleureuses, je ne crois pas qu’on eût rien refusé à la pauvre comtesse de La Motte, et certainement, en prévision de cette illustre supplique, on eût épargné à la descendante des Valois l’affront de la sellette.

«Mais pourquoi s’occuper de tout ce passé qui est mort? La voilà donc terminée cette grande affaire de ma vie. Placée d’une façon équivoque dans le monde, d’une façon équivoque à la cour, exposée à être renversée par le premier souffle venu d’en haut, je végétais, je retournais peut-être à cette misère primordiale qui a été l’apprentissage douloureux de ma vie. Maintenant, rien de pareil. Bannie! je suis bannie! c’est-à-dire que j’ai le droit d’emporter mon million dans ma caisse, de vivre sous les orangers de Séville ou d’Agrigente pendant l’hiver, en Allemagne ou en Angleterre pendant l’été; c’est-à-dire que rien ne m’empêchera, jeune, belle, célèbre, et pouvant expliquer mon procès moi-même, de vivre comme je l’entendrai, soit avec mon mari, s’il est banni comme moi, et je le sais libre, soit avec les amis que donnent toujours le bonheur et la jeunesse!

«Et, ajoutait Jeanne, perdue dans ses pensées ardentes, qu’on vienne me dire ensuite à moi la condamnée, à moi la bannie, à moi la pauvre humiliée, que je ne suis pas plus riche que la reine, plus honorée que la reine, plus absoute que la reine; car il ne s’agissait pas pour elle de ma condamnation. Le ver de terre n’importe en rien au lion. Il s’agissait de faire condamner monsieur de Rohan, et monsieur de Rohan a été mis hors de cause!

«Maintenant, comment vont-ils s’y prendre pour me signifier l’arrêt, comme aussi pour me faire conduire hors du royaume? Se vengeront-ils sur une femme en l’assujettissant aux pratiques les plus strictes de la pénalité? Me confiera-t-on aux archers pour me mener à la frontière? Me dira-t-on solennellement: Indigne! le roi vous bannit de son royaume. Non, mes maîtres sont débonnaires, fit-elle en souriant; ils ne m’en veulent plus à moi. Ils n’en veulent qu’à ce bon peuple parisien qui hurle sous leurs balcons: Vive monsieur le cardinal! vive Cagliostro! vive le parlement! Voilà leur véritable ennemi: le peuple. Oh! oui, c’est leur ennemi direct, puisque j’avais compté, moi, sur l’appui moral de l’opinion publique – et que j’ai réussi!»

Jeanne en était là et faisait ses petits préparatifs en réglant ses comptes avec elle-même. Elle s’occupait déjà du placement de ses diamants, de son établissement à Londres (on était en été), lorsque le souvenir de Réteau de Villette lui traversa, non pas le cœur, mais l’esprit.