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«Pauvre garçon! dit-elle avec un sourire méchant, c’est lui qui a payé pour tous. Il faut donc toujours aux expiations une âme vile dans le sens philosophique, et chaque fois que ces sortes de nécessités surgissent, le bouc émissaire surgit avec le coup qui le dévorera.

«Pauvre Réteau! chétif, misérable, il paie aujourd’hui ses pamphlets contre la reine, ses conspirations de plume, et Dieu, qui fait à chacun sa part en ce monde, aura voulu faire à celui-là une existence de coups de bâton, de louis d’or intermittents, de guets-apens, de cachettes, avec un dénouement de galères. Voilà ce que c’est que la ruse au lieu de l’intelligence, que la malice au lieu de la méchanceté, que l’esprit d’agression sans la persévérance et la force. Combien d’êtres malfaisants dans la création, depuis le ciron venimeux jusqu’au scorpion, le premier des petits qui se fasse redouter de l’homme! Toutes ces infirmités veulent nuire, mais elles n’ont pas l’honneur de la lutte: on les écrase.»

Et Jeanne enterrait avec cette pompe commode son complice Réteau, bien décidée qu’elle était à s’informer du bagne dans lequel on renfermerait le misérable pour ne pas s’y aventurer en voyage, pour ne pas aller faire cette humiliation à un malheureux, de lui montrer le bonheur d’une ancienne connaissance. Jeanne avait bon cœur.

Elle prit gaiement son repas avec les concierges; ceux-ci avaient totalement perdu leur gaieté; ils ne prenaient plus la peine de dissimuler leur gêne. Jeanne attribua ce refroidissement à la condamnation dont elle venait d’être l’objet. Elle leur en fit l’observation. Ils répondirent que rien n’était aussi douloureux pour eux que l’aspect des personnes, après un arrêt prononcé.

Jeanne était si heureuse au fond du cœur, elle avait tant de mal à dissimuler sa joie, que l’occasion de rester seule, libre avec ses pensées, ne pouvait lui être que très agréable. Elle se promit de demander après le dîner à retourner dans sa chambre.

Elle fut bien surprise quand le concierge Hubert, prenant la parole au dessert, avec une solennité contrainte qu’il n’avait pas l’habitude de mettre dans ses relations:

– Madame, dit-il, nous avons l’ordre de ne plus garder à la geôle les personnes sur le sort desquelles a statué le parlement.

«Bien, se dit Jeanne, il va au-devant de mes désirs.»

Elle se leva.

– Je ne voudrais pas, répondit-elle, vous mettre en contravention; ce serait mal reconnaître les bontés que vous avez eues pour moi… Je vais donc retourner dans ma chambre.

Elle regarda pour voir l’effet de ses paroles. Hubert roulait une clef dans ses doigts. La concierge détournait sa tête, comme pour cacher une émotion nouvelle.

– Mais, ajouta la comtesse, où viendra-t-on me lire l’arrêt, et quand viendra-t-on?

– On attend peut-être que madame soit chez elle, se hâta de dire Hubert.

«Décidément, il m’éloigne», pensa Jeanne.

Et un vague sentiment d’inquiétude la fit tressaillir, aussitôt évaporé qu’il avait apparu dans son cœur.

Jeanne monta les trois marches qui conduisaient de cette chambre du concierge au couloir du greffe.

La voyant partir, madame Hubert vint à elle précipitamment et lui prit les mains, non pas avec respect, non pas avec amitié vraie, non pas avec cette susceptibilité qui honore celui qui la témoigne et celui qui en est l’objet, mais avec une compassion profonde, avec un élan de pitié qui n’échappa point à l’intelligente comtesse, à elle qui remarquait tout.

Cette fois, l’impression fut si nette, que Jeanne s’avoua qu’elle ressentait de l’effroi; mais l’effroi fut rejeté comme l’avait été l’inquiétude, au-dehors de cette âme emplie jusqu’aux bords parla joie et l’espérance.

Toutefois, Jeanne voulait demander compte à madame Hubert de sa pitié; elle ouvrait la bouche et redescendait deux degrés pour formuler une de ces questions précises et vigoureuses comme son esprit, mais elle n’en eut pas le temps. Hubert lui prit la main, moins poliment que vivement, et ouvrit la porte.

La comtesse se vit dans le couloir. Huit archers de la prévôté attendaient là. Qu’attendaient-ils? Voilà ce que se demanda Jeanne en les apercevant. Mais la porte du concierge était déjà refermée. En avant des archers se trouvait un des porte-clefs ordinaires de la prison, celui qui, chaque soir, reconduisait la comtesse à sa chambre.

Cet homme se mit à précéder Jeanne, comme pour lui montrer le chemin.

– Je rentre chez moi? dit la comtesse avec le ton d’une femme qui voudrait paraître sûre de ce qu’elle dit, mais qui doute.

– Oui, madame, répliqua le guichetier.

Jeanne saisit la rampe de fer et monta derrière cet homme. Elle entendit les archers qui chuchotaient à quelques pas plus loin, mais qui ne bougèrent pas de place.

Rassurée, elle se laissa enfermer dans sa chambre, et remercia même affectueusement le guichetier. Celui-ci se retira.

Jeanne ne se vit pas plus tôt libre et seule chez elle, que sa joie éclata extravagante, joie bâillonnée trop longtemps par ce masque dont elle avait caché hypocritement son visage chez le concierge. Cette chambre de la Conciergerie, c’était sa loge, à elle, bête fauve un moment enchaînée par les hommes, et qu’un caprice de Dieu allait de nouveau lancer dans le libre espace du monde.

Et, dans sa tanière ou dans sa loge, quand il fait bien nuit, quand aucun bruit n’annonce à la captive la vigilance de ses gardiens; quand son flair subtil ne démêle aux alentours aucune trace, alors commencent les bondissements de cette nature sauvage. Alors, elle étire ses membres pour les assouplir aux élans de l’indépendance attendue; alors, elle a des cris, des bonds ou des extases, que ne surprend jamais l’œil de l’homme.

Pour Jeanne, ce fut ainsi. Tout à coup elle entendit marcher dans son corridor; elle entendit les clefs tinter dans le trousseau du guichetier; elle entendit solliciter la serrure massive.

«Que me veut-on?» pensa-t-elle en se redressant attentive et muette.

Le guichetier entra.

– Qu’y a-t-il, Jean? demanda Jeanne de sa voix douce et indifférente.

– Madame veut-elle me suivre? dit-il.

– Où cela?

– En bas, madame.

– Comment, en bas?…

– Au greffe.

– Pour quoi faire, je vous prie?

– Madame…

Jeanne s’avança vers cet homme qui hésitait, et elle aperçut, à l’extrémité du corridor, les archers de la prévôté, que d’abord elle avait rencontrés en bas.

– Enfin, s’écria-t-elle avec émotion, dites-moi ce que l’on veut de moi au greffe?

– Madame, c’est monsieur Doillot, votre défenseur, qui voudrait vous entretenir.

– Au greffe? Pourquoi pas ici, puisque plusieurs fois il a eu la permission d’y venir?

– Madame, c’est que monsieur Doillot a reçu des lettres de Versailles, et qu’il veut vous en donner connaissance.

Jeanne ne remarqua point combien était illogique cette réponse. Un seul mot la frappa: des lettres de Versailles, des lettres de la cour, sans doute, apportées par le défenseur lui-même.

– Est-ce que la reine aura intercédé auprès du roi après la publication de l’arrêt? Est-ce que?…

Mais à quoi bon faire des conjectures; avait-on le temps, cela était-il nécessaire quand, après deux minutes, on pouvait trouver la solution du problème.

D’ailleurs, le porte-clefs insistait; il agitait ses clefs comme un homme qui, à défaut de bonnes raisons, objecte une consigne.

– Attendez-moi un peu, dit Jeanne, vous voyez que je m’étais déjà déshabillée pour prendre un peu de repos, j’ai tant fatigué ces jours derniers.

– J’attendrai, madame; mais, je vous en prie, songez que monsieur Doillot est pressé.

Jeanne ferma sa porte, passa une robe un peu plus fraîche, prit un mantelet, et vivement arrangea ses cheveux. Elle mit à peine cinq minutes à ces préparatifs. Son cœur lui disait que monsieur Doillot apportait l’ordre de partir sur-le-champ, et le moyen de traverser la France d’une façon à la fois discrète et commode! Oui, la reine avait dû penser à ce que son ennemie fût enlevée le plus tôt possible. La reine, à présent que l’arrêt était rendu, devait s’efforcer d’irriter cette ennemie le moins possible, car si la panthère est dangereuse enchaînée, que ne doit-on pas craindre d’elle quand elle est libre? Bercée par ces heureuses pensées, Jeanne vola plutôt qu’elle ne courut derrière le porte-clefs, qui lui fit descendre le petit escalier par où déjà on l’avait menée à la salle d’audience. Mais au lieu d’aller jusqu’à cette salle, au lieu de tourner à gauche pour entrer au greffe, le geôlier se tourna vers une petite porte située à droite.