Выбрать главу

Il arriva aussi que ceux qui tentèrent d’exprimer leur pitié pour Jeanne ou leur indignation contre l’arrêt qui la frappait furent pris pour des ennemis du cardinal par les dames de la Halle, pour des ennemis de la reine par les agents, et maltraités en cette double qualité par les deux sexes intéressés à soutenir l’avilissement de la condamnée. Jeanne était à bout de ses forces, mais non de sa rage; elle cessa de crier, parce que ses cris se perdaient dans l’ensemble des bruits et de la lutte. Mais de sa voix nette, vibrante, métallique, elle lança quelques mots qui firent tomber comme par enchantement tous les murmures.

– Savez-vous qui je suis? dit-elle. Savez-vous que je suis du sang de vos rois? Savez-vous qu’on frappe en moi, non pas une coupable, mais une rivale; non pas seulement une rivale, mais une complice?

Ici elle fut interrompue par des clameurs lancées à point par les plus intelligents employés de monsieur de Crosne.

Mais elle avait soulevé, sinon l’intérêt, du moins la curiosité: la curiosité du peuple est une soif qui veut être assouvie. Le silence que Jeanne remarqua lui prouva qu’on voulait l’écouter.

– Oui, répéta-t-elle, une complice! On punit en moi celle qui savait les secrets de…

– Prenez garde! lui dit à l’oreille le greffier.

Elle se retourna. Le bourreau tenait un fouet à la main.

À cette vue, Jeanne oublia son discours, sa haine, son désir de capter la multitude; elle ne vit plus que l’infamie, elle ne craignit plus que la douleur.

– Grâce! grâce! cria-t-elle avec une voix déchirante.

Une immense huée couvrit sa prière. Jeanne se cramponna, saisie de vertige, aux genoux de l’exécuteur, et réussit à lui saisir la main.

Mais il leva l’autre bras, et laissa retomber le fouet mollement sur les épaules de la comtesse.

Chose inouïe, cette femme, que la douleur physique eût terrassée, assouplie, domptée peut-être, se redressa quand elle vit qu’on la ménageait; se précipitant sur l’aide, elle essaya de le renverser pour le jeter hors de l’échafaud dans la place. Tout à coup elle recula.

Cet homme tenait à la main un fer rouge qu’il venait de retirer d’un brasier ardent. Il levait, disons-nous, ce fer, et la chaleur dévorante qu’il exhalait fit bondir Jeanne en arrière avec un hurlement sauvage.

– Marquée! s’écria-t-elle, marquée!

Tout le peuple répondit à son cri par un cri terrible.

– Oui! oui! rugirent ces trois mille bouches.

– Au secours! au secours! dit Jeanne éperdue, en essayant de rompre les cordes dont on venait de lui garrotter les mains.

En même temps le bourreau déchirait, ne pouvant l’ouvrir, la robe de la comtesse; et tandis qu’il écartait d’une main tremblante l’étoffe en lambeaux, il essayait de prendre le fer ardent que lui offrait son aide.

Mais Jeanne se ruait sur cet homme, le faisant toujours reculer, car il n’osait la toucher; en sorte que le bourreau, désespérant de prendre l’outil sinistre, commençait à écouter si dans les rangs de la foule surgirait quelque anathème contre lui. L’amour-propre le préoccupait.

La foule, palpitante et commençant à admirer la vigoureuse défense de cette femme, frémissait d’une sourde impatience; le greffier avait descendu l’échelle; les soldats regardaient le spectacle: c’était un désordre, une confusion qui présentaient un aspect menaçant.

– Finissez-en! cria une voix partie du premier rang de la foule.

Voix impérieuse, que sans doute reconnut le bourreau, car, renversant Jeanne par un élan vigoureux, il la plia en deux et lui courba la tête avec sa main gauche.

Elle se releva, plus ardente que le fer dont on la menaçait, et, d’une voix qui domina tout le tumulte de la place, toutes les imprécations des maladroits bourreaux:

– Lâches Français! s’écria-t-elle, vous ne me défendez pas! Vous me laissez torturer!

– Taisez-vous! cria le greffier.

– Taisez-vous! cria le commissaire.

– Me taire!… Ah! bien oui! redit Jeanne, que me fera-t-on? Oui, je subis cette honte, c’est ma faute.

– Ah! ah! ah! cria la foule se méprenant au sens de cet aveu.

– Taisez-vous! réitéra le greffier.

– Oui, ma faute, continua Jeanne se tordant toujours, car si j’avais voulu parler…

– Taisez-vous! crièrent en rugissant greffiers, commissaires et bourreaux.

– Si j’avais voulu dire tout ce que je sais sur la reine, eh bien!… je serais pendue; je ne serais pas déshonorée.

Elle n’en put dire davantage; car le commissaire s’élança sur l’échafaud, suivi d’agents qui bâillonnèrent la misérable, et la livrèrent toute palpitante, toute meurtrie, le visage gonflé, livide, sanglant, aux deux exécuteurs, dont l’un avait de nouveau courbé sa victime; en même temps, il saisit le fer que son aide réussit à lui donner.

Mais Jeanne profita, comme une couleuvre, de l’insuffisance de cette main qui lui serrait la nuque; elle bondit une dernière fois, et se retournant avec une joie frénétique, offrit sa poitrine au bourreau en le regardant d’un œil provocateur; de sorte que l’instrument fatal, qui descendait sur son épaule, la vint frapper au sein droit, imprima son sillon fumeux et dévorant dans la chair vive, en arrachant à la victime, malgré le bâillon, un de ces hurlements qui n’ont d’équivalent dans aucune des intonations que puisse reproduire la voix humaine.

Jeanne s’affaissa sous la douleur, sous la honte. Elle était vaincue. Ses lèvres ne laissèrent plus échapper un son, ses membres n’eurent plus un tressaillement; elle était bien évanouie, cette fois.

Le bourreau l’emporta, pliée en deux, sur son épaule, et descendit avec elle, d’un pas incertain, l’échelle d’ignominie.

Quant au peuple, muet aussi, soit qu’il approuvât, soit qu’il fût consterné, il ne s’écoula par les quatre issues de la place qu’après avoir vu se refermer sur Jeanne les portes de la Conciergerie; après avoir vu l’échafaud se démolir lentement, pièce à pièce; après s’être assuré qu’il n’y avait pas d’épilogue au drame effrayant dont le parlement venait de lui offrir la représentation.

Les agents surveillèrent jusqu’aux dernières impressions des assistants; leurs premières injonctions avaient été si nettement articulées, que c’eût été folie d’opposer quelque objection à leur logique armée de gourdins et de menottes.

L’objection, s’il s’en produisit, fut calme et tout intérieure. Peu à peu, la place reprit son calme ordinaire; seulement, à l’extrémité du pont, quand toute cette cohue fut dissipée, deux hommes, jeunes et irréfléchis, qui se retiraient comme les autres, eurent ensemble le dialogue suivant:

– Est-ce que c’est bien madame de La Motte que le bourreau a marquée; le croyez-vous, Maximilien?

– On le dit, mais je ne le crois pas… répliqua le plus grand des deux interlocuteurs.

– Vous êtes bien d’avis, n’est-ce pas, que ce n’est pas elle? ajouta l’autre, un petit homme à la mine basse, à l’œil rond et lumineux comme l’œil des oiseaux de nuit, à la chevelure courte et graisseuse; non, n’est-ce pas, ce n’est point madame de La Motte qu’ils ont marquée? Les suppôts de ces tyrans ont ménagé leur complice. Ils ont trouvé, pour décharger d’accusation Marie-Antoinette, une demoiselle Oliva qui s’avouât prostituée; ils auront pu trouver une fausse madame de La Motte qui s’avouât faussaire. Vous me direz qu’il y a la marque. Bah! comédie payée au bourreau, payée à la victime! C’est plus cher, voilà tout.

Le compagnon de cet homme écoutait en balançant sa tête. Il souriait sans répondre.

– Que me répondez-vous, dit le petit vilain homme; est-ce que vous ne m’approuvez pas?

– C’est beaucoup faire que d’accepter d’être marquée au sein, répliqua-t-il; la comédie dont vous parlez ne me paraît pas prouvée. Vous êtes plus médecin que moi et vous aurez dû sentir la chair brûlée. Souvenir désagréable, je l’avoue.