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À présent, je vais vous poser franchement une question, les amis. Un homme qui connaît au fond de lui où et quand un événement important va se produire, qui le connaît assez tôt à l’avance pour s’y transporter et en être le témoin avant même qu’il commence, est-ce qu’il n’a pas le talent de prophétie ? Je veux dire, pourquoi William Blake aurait un jour quitté l’Angleterre pour s’en venir en Amérique, s’il ignorait que le monde allait bientôt se déchirer en deux pour donner une fois de plus naissance à un Faiseur après toutes ces générations ? Il ne le savait pas au grand jour, mais ça ne veut pas dire qu’il n’était pas prophète. Il se serait voulu prophète par la bouche, mais moi, je dis qu’il l’est dans le sang. C’est pour ça qu’il a soudain réapparu au village de Vigor Church, au moulin du père d’Alvin, sans raison dont il avait conscience, à la date et à l’heure exacte où Calvin, le petit frère d’Alvin, décidait de s’ensauver pour aller étudier la discorde dans des pays lointains. Mot-pour-mot n’avait aucune idée de ce qui allait se passer mais, moi je vous le dis, il était bel et bien là, et ceux qui vous racontent, y compris lui-même, qu’il n’a pas de talent, sont de maudits couillons. Évidemment, sans vouloir les offenser, comme dirait Horace Guester.

C’est donc ce jour-là que je veux reprendre mon histoire, surtout par rapport que je connais d’expérience que rien de passionnant ne s’est passé durant les longs mois où Alvin insistait pour apprendre à une batelée de villageois comment devenir Faiseurs à leur tour au lieu de… Mais pas si vite. Disons seulement ceci : certains vont sûrement me faire reproche de ne pas causer des leçons d’Alvin sur l’art du Faiseur et de ne pas rapporter non plus chaque moment de ses cours ennuyants pour apprendre aux poissons à sauter, mais je vous garantis que rester muet sur ces journées, c’est faire preuve de charité.

Il y a aussi beaucoup de monde et de confusion dans cette histoire, et je n’y peux rien, car si tout était clair et simple, je raconterais des inventions. C’est une vraie pagaïe, des tas de personnages différents se mettent de la partie, et de plus, je dois l’avouer, beaucoup d’affaires sont arrivées dont je ne connaissais rien à ce moment-là et dont je ne connais toujours pas grand-chose maintenant. J’aimerais vous dire que je n’oublie rien ni personne d’important dans l’histoire, mais je me rends bien compte qu’il peut y avoir des faits et des gens dont je n’ai pas compris l’importance sur l’instant. Il y a des détails que je suis seul à connaître, d’autres que des gens connaissent et qu’ils gardent pour eux, et d’autres encore qu’ils connaissent sans s’en rendre compte. Et même quand j’explique des faits tels que je les comprends, je risque tout de même d’en oublier sans le vouloir, ou d’en parler deux fois alors que vous les connaissez déjà, ou de contredire ceux que vous croyez vrais. Je répondrai seulement que je ne suis pas Mot-pour-mot, et que si vous voulez connaître la vérité vraie, vous n’avez qu’à lui demander de décacheter les deux derniers tiers de son petit livre et de vous lire ce qu’il y a dedans, et je gage, même s’il se défend d’être prophète, oui, je gage que vous allez entendre des affaires à vous faire dresser ou friser les cheveux dessus la tête, au choix.

Il y a un mystère, quand même, dont j’ignore complètement la réponse, et pourtant c’est la clé de tout. Peut-être que si je vous en dis assez, vous le résoudrez tout seuls. Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi Calvin est parti comme ça. C’était un gentil bougre, tout le monde en convenait. Alvin et lui s’accordaient aussi bien que possible ; enfin, ils s’harpaillaient mais jamais méchamment, et Cally a toujours su qu’au besoin, Alvin mourrait pour lui. Alors, d’où lui est venue cette jalouserie qui lui a mangeaillé le cœur, l’a détourné de son frère et poussé à défaire son ouvrage ? J’ai entendu une grosse part de l’histoire que je vais vous conter de la bouche même de Calvin, mais soyez sûrs qu’il n’a jamais pris la peine de m’expliquer, ni à moi ni à personne, pourquoi il avait changé. Oh, il a expliqué à des tas de monde pourquoi il exécrait Alvin, mais rien ne sonne juste dans ses motifs, par rapport qu’il accuse chaque fois son frère des méfaits que son auditoire déteste le plus. Aux puritains, il dit qu’il s’est mis à le haïr quand il l’a vu commercer avec le diable. Aux partisans du roi, quand il l’a vu aller jusqu’à crimer un homme pour l’empêcher de récupérer son bien, un bébé marronneur du nom d’Arthur Stuart. (Et ça les faisait grincer des dents affreux, les royalistes, l’idée qu’un petit abâtardi porte le même nom que le roi !) Calvin garde toujours une histoire dans sa poche qui le justifie aux yeux des étrangers, mais il ne donne jamais un mot d’explication à ceux de nous autres qui savent la vérité sur Alvin le Faiseur.

Je connais seulement ceci : la première fois que j’ai posé les yeux sur Calvin à Vigor Church, l’année où Alvin s’efforçait d’enseigner l’art du Faiseur, celle d’avant son départ, je vous le dis, Calvin n’était déjà plus là. Dans son cœur, chaque mot que prononçait Alvin était comme du poison. Si Alvin ne faisait pas attention à lui, Calvin se sentait négligé et le disait. Mais si Alvin s’occupait de lui, Calvin s’assombrissait et se plaignait que son frère ne voulait pas le laisser tranquille. Jamais content.

Mais son esprit « contrariant » n’explique pas tout. Il éclaire sur sa façon d’agir mais pas sur ses raisons. J’ai mes idées sur la question, mais ce ne sont que des suppositions, sans plus, et même ce qu’on appelle des suppositions éclairées, quoique je ne voie pas en quoi davantage de lumière pourrait faire mieux supposer. On connaît ou on ne connaît pas, et moi, je ne connais rien.

Je ne connais pas pourquoi le monde qui a ce qu’il faut pour être heureux ne se consacre pas au bonheur. Ni pourquoi les solitaires repoussent tout le temps ceux-là qui veulent les aider. Ni pourquoi on reproche aux faibles et aux inoffensifs les tracas qu’ils causent pendant qu’on permet à l’ennemi véritable de s’en aller mal faire ailleurs. Ni pourquoi je m’embête à vouloir écrire tout ça alors que vous ne serez toujours pas satisfaits, je le sens bien.

Une chose tout de même à propos de Calvin : je l’ai vu un jour suivre un cours d’Alvin, et pour une fois il était attentif, très attentif même, il buvait chacune des paroles qui tombaient des lèvres de son frère. Et je me suis dit : il a fini par changer d’avis. Il a fini par comprendre que s’il tient vraiment à être le septième fils d’un septième fils, s’il tient vraiment à devenir Faiseur, il faut qu’il écoute Alvin.

Puis la leçon s’est terminée, et je suis resté à regarder Calvin tandis que tous les autres élèves s’en retournaient à leurs ouvrages. Alors qu’il n’y avait plus que nous deux dans la classe, il s’est mis pour une fois à me parler – d’accoutumé il m’ignorait comme si je n’étais pas là – et d’un coup je me suis rendu compte de ce qu’il faisait. Il imitait Alvin. Pas la voix normale d’Alvin, mais celle qu’il prend pour ses cours. Vous vous rappelez tous quand il parlait comme ça – moi, je me souviens que cette manière de parler lui vient du temps où il étudiait avec mademoiselle Larner, avant qu’elle quitte son déguisement pour lui révéler la Peggy Guester qui avait gardé sa coiffe de naissance et l’avait protégé durant sa jeunesse. Elle usait de grands mots à cinq piastres qu’elle avait entendus à Dekane ou lus dans les livres. Alvin voulait paraître aussi raffiné qu’elle, en tout cas de temps en temps, alors il les avait retenus ; et il connaissait comment les manier, on aurait juré qu’il avait appris l’anglais avec un expert et non tout seul en grandissant comme nous autres. Mais il n’arrivait pas à garder son sérieux longtemps. Dès qu’il s’entendait, la voix haut perchée, il éclatait d’un coup de rire ou disait une blague et il se remettait à parler comme tout le monde. Et voilà que Calvin prenait la même voix haut perchée, seulement lui, il ne rigolait pas. Il a fini son imitation, puis il m’a regardé et m’a demandé : « C’était bien ? »