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Comme si je pouvais le dire !

Je lui ai répondu : « Calvin, tu te donnes p’t-être l’air instruit, mais tu l’es pas pour autant. » Et lui : « J’préfère être ignorant et avoir l’air instruit qu’être instruit et avoir l’air ignorant. » Alors moi : « Pourquoi ça ? » Et il me riposte : « Par rapport que si t’as l’air instruit, personne te pose des questions pour connaître si c’est vrai, mais si t’as l’air ignorant, on t’fiche jamais la paix. »

Voilà donc où je voulais en venir. Enfin, peut-être pas où je voulais en venir au début, mais ça fait belle lurette que j’ai oublié ça. Alors voilà où je veux en venir maintenant : je connais ce qui s’est passé durant l’année où Alvin a voyagé mieux que personne sur la terre du bon Dieu. Mais je me rends aussi compte de toutes les questions auxquelles je ne peux toujours pas répondre. Alors m’est avis que je suis celui qui est au courant mais a l’air ignorant. Vous êtes quoi, vous ?

Si vous croyez déjà connaître cette histoire, pour l’amour de Dieu arrêtez là votre lecture, ça vous épargnera du tracas. Et si vous devez me faire reproche de ne pas fignoler mon ouvrage ni de vous l’entourer d’une faveur, eh bien, rendez-nous service à tous deux : écrivez-le vous-même, votre maudit livre, seulement vous aurez la décence de l’appeler roman plutôt que récit, vu qu’un récit, ça n’a pas de faveurs, rien que des bouts de rubans effilochés et des nœuds impossibles à démêler. Le paquet n’est pas très beau, mais ce n’est pas votre anniversaire, je gage, alors rien ne me force à vous faire un cadeau.

II

Les hypocrites

Calvin en avait par-dessus la tête. Ça le démangeait de s’approcher d’Alvin et… et quoi ? Lui envoyer son poing dans la figure, peut-être, seulement il avait déjà essayé et Alvin lui avait saisi le poignet, comme ça, l’avait serré de toute la force de ses fichus muscles de forgeron et lui avait dit : « Calvin, tu connais que j’arriverai toujours à t’flanquer par terre, est-ce qu’on a b’soin de s’harpailler ? » Alvin faisait toujours tout mieux que les autres, et ce qu’il ne faisait pas mieux ne valait pas la peine qu’on s’y intéresse. On l’entourait pour écouter son caquet comme si on y comprenait quelque chose. On suivait chacun de ses gestes comme ceux d’un ours de foire. La seule fois où l’on fit attention à Calvin, ce fut pour lui demander s’il voulait bien s’écarter, qu’on voie un peu mieux son frère.

M’écarter ? Ouaip, m’est avis que je peux m’écarter. Je peux même passer la porte, sortir dans la chaleur du soleil et prendre le chemin qui monte la colline jusqu’à la rangée d’arbres. Et qu’est-ce qui m’empêcherait de continuer plus loin ? Qu’est-ce qui m’empêcherait de marcher jusqu’au bord du monde et de sauter ?

Mais Calvin ne continua pas plus loin. Il s’appuya contre un gros érable séculaire, s’accroupit dans l’herbe et contempla les terres du père. La maison. La grange. Les poulaillers. La porcherie. Le moulin.

Est-ce qu’il lui arrivait encore de tourner, à la roue du moulin paternel ? L’eau passait, inutile, dans le bief, la roue se tendait vers elle mais ne bougeait jamais, et les meules à l’intérieur restaient donc immobiles, elles aussi. On aurait mieux fait de laisser la gigantesque meule dans la montagne, au lieu de la descendre ici où elle ne servait à rien tandis que le grand frère Alvin farcissait le crâne de ces pauvres gens de vains espoirs. Alvin les broyait aussi sûrement que s’il leur avait coincé la tête entre les meules. Il les broyait, les réduisait en farine avec laquelle il pétrirait lui-même le pain qu’il mangerait au dîner. Il avait peut-être suivi un apprentissage de forgeron durant toutes ces années à Hatrack River, mais ici, à Vigor Church, il était un boulanger des esprits.

À l’idée d’Alvin en train de dévorer les cerveaux pulvérisés de ses semblables, Calvin se sentit délicieusement méchant. Il se prit à rire. Il étendit ses longues pattes maigres dans l’herbe du pré et s’adossa au tronc de l’érable. Un scarabée qui cavalait sur la peau de sa jambe disparut sous son pantalon, mais il ne se donna pas la peine de baisser la main pour l’en chasser, ni même de secouer la jambe pour le déloger. Au lieu de ça, il se servit de sa « bestiole » comme d’une seconde paire d’yeux, voire d’une seconde paire de mains, chercha le tout petit papillotement rapide de la vie aussi ridicule qu’inutile de l’insecte ; lorsqu’il le découvrit, il le pinça légèrement, ou plus exactement lui lança un regard d’une contraction infime des muscles autour des yeux, mais ce fut suffisant : une brève pression, et l’insecte ne bougea plus. Il y a des jours, petit scarabée, où il vaudrait mieux rester couché.

« Doit être drôle, cette histoire-là », fit une voix.

Le cœur de Calvin lui bondit littéralement hors de la poitrine. Comment avait-on pu s’approcher de lui à l’improviste ? Mais il refusa de laisser paraître sa surprise. Son cœur avait beau battre la chamade, il attendit quand même une minute avant de tourner la tête et s’arrangea pour prendre l’air aussi peu intéressé que possible sans être mort.

Un vieux bonhomme chauve en vêtements de peau. Calvin le reconnut, évidemment. Un grand voyageur qui passait de temps en temps, du nom de Mot-pour-mot. Encore un qui croyait que le monde commençait avec Dieu et finissait avec Alvin. Calvin le toisa du regard. Les vêtements de peau étaient quasiment aussi vieux que le bonhomme. « C’est-y qu’tu les as taillés dans la peau d’un daim d’quatre-vingt-dix ans, tes vêtements, ou alors que ton papa et ton grand-papa les ont portés durant toute leur vie pour qu’ils soient aussi usés ?

— Ça fait tellement longtemps que j’les traîne, répondit le vieillard, que des fois j’les envoie faire des courses tout seuls quand j’suis trop affairé, et personne remarque la différence.

— J’crois bien que j’te connais. T’es l’vieux Mot-pour-mot.

— Tout juste. Et toi, t’es Calvin, le cadet du vieux Miller. »

Calvin attendit.

Et la phrase tomba : « Le p’tit frère d’Alvin. »

Toujours assis, Calvin ramena les jambes puis les déplia pour se mettre debout. Il appréciait d’être grand. Il eut plaisir à baisser les yeux sur le crâne chauve du vieil homme. « Tu connais, vieillard, si on trouvait une autre tête toute lisse et toute rose comme la tienne, on pourrait les mettre côte à côte et vous auriez l’air d’un derrière de bébé.

— T’aimes pas ça, qu’on te dise que t’es le p’tit frère d’Alvin, hein ? demanda Mot-pour-mot.

— Tu connais où t’rendre pour avoir ton r’pas gratuit », fit Calvin. Il s’en alla dans le pré. Comme il n’avait pas de destination, bien sûr, il ralentit le pas, puis s’arrêta un instant pour jeter un regard circulaire en regrettant de n’avoir rien envie de faire.

Mot-pour-mot se tenait juste derrière lui. Bon sang, ce qu’il était silencieux, ce vieux ! Il fallait penser à surveiller les gens. Alvin le faisait sans réfléchir, sacordjé, et Calvin pourrait lui aussi y arriver si seulement il n’oubliait pas d’y penser.

« Je t’ai entendu rire en douce, dit Mot-pour-mot. Quand j’suis arrivé derrière toi tout à l’heure.