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Ce ne fut qu’une fois loin dans les bois, cinq minutes plus tard, que l’énormité de son acte lui apparut d’un coup. Tué un homme ! J’ai peut-être tué un homme et je l’ai laissé mourir !

J’aurais dû le guérir avant de partir. Comme le faisait Alvin. Il aurait alors su que je suis vraiment un Faiseur, parce que je l’aurais guéri. Comment ai-je pu manquer une si belle occasion de montrer de quoi je suis capable ?

Il fit aussitôt demi-tour et revint à toutes jambes dans la forêt, esquivant les racines, dévalant un talus qu’il avait escaladé avec tant d’empressement quelques instants plus tôt seulement. Mais lorsqu’il déboucha, hors d’haleine, dans le pré, le vieil homme ne s’y trouvait plus, même si des gouttes de sang s’accrochaient encore aux herbes et formaient une flaque à la place qu’avait occupée sa tête. Pas mort, donc, il s’est levé et il a marché, il n’est donc pas mort.

Qu’est-ce que j’ai été bête ! se dit Calvin. Évidemment, tiens, que je ne l’ai pas tué. Je suis un Faiseur. Les Faiseurs ne détruisent pas, ils construisent C’est bien ce qu’Alvin me répète toujours, non ? Alors, si je suis un Faiseur, rien de ce que je fais ne peut être destructeur.

Un moment, il faillit descendre la colline vers le moulin. Que Mot-pour-mot l’accuse donc devant tout le monde. Calvin nierait, voilà tout, et il les laisserait se dépatouiller avec ce problème. Bien entendu, ils croiraient tous Mot-pour-mot. Mais il suffirait à Calvin de dire : « C’est ça son talent, faire accroire ses menteries au monde. Autrement, pourquoi donc vous auriez plus confiance dans cet étranger que dans l’cadet d’Alvin Miller, alors que vous connaissez tous que c’est pas dans ma manière de bûcher les gens ? » Une scène qu’il savourait d’avance, avec papa, maman et Alvin, paralysés, incapables de réagir.

Mais il y avait mieux : Calvin libre dans la ville. Calvin débarrassé de l’ombre de son frère.

Le plus fort, c’est qu’on ne pourrait même pas lever un groupe d’hommes pour le suivre. Car ici, dans le village de Vigor Church, tous les adultes restaient soumis à la malédiction de Tenskwa-Tawa : ils étaient forcés de raconter à tous les étrangers qu’ils croisaient comment ils avaient massacré les Rouges innocents au bord de la Tippy-Canoe. S’ils ne le faisaient pas, du sang leur dégoulinerait des mains et des bras, témoignage muet de leur crime. Pour cette raison, ils ne s’aventuraient pas dans le monde où ils risquaient de tomber sur des inconnus. Alvin, lui, viendrait peut-être le chercher, mais personne d’autre en dehors des habitants trop jeunes pour avoir pris part au massacre n’oserait l’accompagner. Oh, si, leur beau-frère Armure, lui, il échappait à la malédiction. Et peut-être aussi Mesure, parce qu’il avait tenu à la partager alors même qu’il n’avait pas trempé dans la bataille. Du coup, il aurait peut-être le droit de sortir du village. Quoi qu’il en soit, ça ne ferait pas un groupe de recherche.

Et pourquoi on s’embêterait à le rechercher, de toute façon ? Alvin le tenait pour un rien du tout. Qui ne valait pas la peine qu’on lui donne des leçons. Comment aurait-il valu la peine qu’on lui donne la chasse ?

J’ai toujours eu ma liberté à portée de main, se dit Calvin. Tout ce qu’il me fallait, c’est comprendre qu’Alvin ne m’accepterait jamais comme véritable ami ni comme frère. C’est Mot-pour-mot qui m’a ouvert les yeux. Je devrais le remercier.

Hé, je l’ai déjà remercié comme il le méritait.

Calvin gloussa. Puis il pivota et repartit dans la forêt. Il essaya d’imiter Alvin qui se déplaçait toujours silencieusement dans les bois, une astuce que lui avaient apprise les Rouges avant qu’ils abandonnent leurs coutumes sauvages pour devenir civilisés ou qu’ils traversent le Mizzipy pour s’installer dans les contrées désertes de l’Ouest. Mais malgré tous ses efforts, Calvin finissait toujours par faire du bruit et briser des branches.

Pour ce que j’en sais, songea-t-il, Alvin est aussi peu discret, seulement il se sert de son talent pour nous faire croire qu’il est silencieux. Parce que si tout le monde croit qu’on est silencieux, on l’est vraiment, non ? Ça ne change strictement rien à l’affaire.

Ça lui ressemblerait bien, à cet hypocrite d’Alvin, de nous faire croire à tous qu’il est en harmonie avec la forêt alors qu’en réalité il est aussi maladroit que les autres ! Moi, au moins, je n’ai pas honte de faire franchement du bruit.

Sur cette pensée rassurante, Calvin plongea dans les broussailles, cassant des branches et soulevant des feuilles mortes à chaque foulée.

III

Les observateurs

Tandis que Calvin entamait son voyage vers on ne sait quelle destination en s’efforçant d’oublier Alvin à chacun de ses pas, quelqu’un d’autre voyageait déjà, qui souhaitait aussi le chasser de ses pensées. Mais là s’arrêtait la ressemblance. Parce qu’il s’agissait de Peggy Larner, laquelle connaissait mieux Alvin et l’aimait davantage que n’importe quel être vivant. Elle roulait en diligence sur une route de campagne en Appalachie, au moins aussi malheureuse que l’avait jamais été Calvin. La seule différence, c’est qu’elle ne rendait responsable de ses malheurs nul autre qu’elle-même.

Au lendemain du meurtre de sa mère, Peggy Larner avait pensé rester à Hatrack River jusqu’à la fin de ses jours et aider son père à tenir son auberge. Fini pour elle, les grands problèmes du monde. Elle avait voulu y mettre son nez, résultat : elle n’avait plus balayé devant sa porte ni vu arriver la mort de sa mère. Une mort qu’elle aurait pu facilement éviter, le hasard seul ne l’avait pas voulu ; une simple mise en garde, et ses parents auraient su que les pisteurs d’esclaves revenaient cette nuit-là, combien ils étaient, de quelles armes ils disposaient et par où ils entreraient. Mais voilà, Peggy veillait sur les affaires importantes du monde, ne pensait qu’à son amour insensé pour le jeune compagnon forgeron du nom d’Alvin qui avait appris à forger un soc d’or vivant avant de lui demander de devenir sa femme et de le suivre partout dans son combat contre le Défaiseur, et pendant ce temps-là le Défaiseur en question passait derrière elle pour briser sa vie d’un coup de fusil qui avait déchiqueté les chairs de sa mère et laissé à Peggy le plus terrible des fardeaux à porter pour le restant de ses jours. Quelle espèce d’enfant néglige de veiller sur la vie de sa propre mère ?

Elle ne pouvait pas épouser Alvin. Ce serait comme récompenser son propre égoïsme. Elle resterait aider son père dans son travail.

Et même ça, elle n’avait pu s’y résoudre longtemps. Chaque fois que son père la regardait – ou plutôt, qu’il ne la regardait pas – le chagrin de l’aubergiste lui poignardait le cœur. Il savait qu’elle aurait pu empêcher le meurtre. Et même s’il évitait autant que possible de le lui reprocher, elle n’avait pas besoin d’entendre ses griefs pour connaître ses pensées. Non, pas plus qu’elle n’avait besoin de recourir à son talent pour voir son désir secret, ses souvenirs amers. Elle était au courant sans avoir besoin de regarder, parce qu’elle le connaissait intimement, comme les enfants connaissent leurs parents.

Arriva donc le jour où elle ne put en supporter davantage. Elle était déjà partie en une occasion de chez elle, quand elle était petite, en laissant un mot. Cette fois-ci, elle montrait plus de courage, face à son père, et elle lui disait qu’elle ne pouvait pas rester.

« Alors, j’perds ma fille en plusse de mon épouse ?

— Ta fille, tu l’as toujours. Mais la femme qui aurait pu empêcher la mort de ton épouse et qui a échoué, cette femme-là ne peut plus vivre ici.

— J’ai dit quèque chose de mal ? Qu’esse j’ai fait… ?

— Ton talent à toi, c’est de pousser les gens à se sentir bien sous ton toit, Père, et tu as fait de ton mieux avec moi. Mais aucun talent ne m’enlèvera l’horreur qui pèse sur mon âme. Tout l’amour et toute la gentillesse que tu pourras me témoigner n’arriveront pas à cacher – à me cacher – combien ma vue te fait souffrir. »