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Horace savait qu’il n’arriverait pas à tromper sa fille plus longtemps, c’était une torche. « Tu vas me manquer affreux, dit-il.

— Et toi aussi, Père », répondit-elle. Sur un baiser, sur une étreinte brève, elle prit congé. Une fois de plus elle utilisa la voiture du docteur Physicker jusqu’à Dekane. Elle y rendit visite à une famille qui avait autrefois été très bonne pour elle.

Elle n’y resta pas longtemps, pourtant, et bientôt elle prit la diligence pour descendre à Franklin, la capitale de l’Appalachie. Elle n’y connaissait personne, mais ça ne durerait pas – tous les cœurs s’ouvraient devant elle –, et elle rencontra vite ceux qui détestaient autant qu’elle l’institution de l’esclavage. Sa mère était morte pour avoir accueilli un petit métis chez elle, dans sa famille, comme son propre fils, même si d’après la loi il appartenait à un Blanc d’Appalachie.

Le gamin, Arthur Stuart, était toujours libre, il vivait avec Alvin dans le village de Vigor Church.

Mais l’esclavagisme qui avait tué ses deux mères, la naturelle et l’adoptive, continuait d’exister lui aussi. Il n’y avait aucun espoir de l’abolir sur les terres royales, au sud et à l’est, mais l’Appalachie était une nation qui avait conquis sa liberté grâce au sacrifice de George Washington et sous la conduite de Thomas Jefferson. Une nation de grands idéaux. Peggy pourrait sûrement y exercer une influence afin d’arracher de ce pays le mal de l’esclavage. C’était en Appalachie qu’Arthur Stuart avait été conçu, lors du viol d’une esclave sans défense par son maître cruel. C’était donc en Appalachie que Peggy manœuvrerait secrètement mais adroitement pour aider les ennemis de l’esclavage et faire échec à ses adeptes.

Elle voyageait travestie, bien entendu. Personne dans la région ne risquait de la reconnaître, mais elle n’aimait pas qu’on l’appelle Peggy Guester car c’était aussi le nom de sa mère. Elle préférait passer pour mademoiselle Larner, professeur émérite de français, de latin et de musique, et sous ce déguisement elle enseignait quelques semaines ici, plusieurs autres là. Elle donnait des cours de maître à l’usage des instituteurs et institutrices des villes et des villages.

Elle professait avec conscience, mais elle se préoccupait davantage de chercher les flammes de vie de ceux qui tenaient l’esclavage en horreur, ou de ceux qui, n’osant pas avouer leur dégoût, se sentaient gênés voire honteux des esclaves qu’ils possédaient. Ceux qui s’efforçaient de les traiter correctement, ceux qui leur permettaient secrètement d’apprendre à lire, à écrire et à compter. Ces maîtres au cœur généreux, elle se permettait de les encourager. Elle passait les voir et leur disait des mots susceptibles de les orienter vers les chemins de leur avenir, aussi peu nombreux et marqués fussent-ils, où ils trouvaient le courage de s’élever contre la plaie de l’esclavage.

Ainsi assistait-elle toujours son père dans sa tâche. Car le vieil Horace Guester n’avait-il pas risqué sa vie des années durant en aidant des esclaves marrons à traverser l’Hio pour gagner le Nord et passer en territoire français, là où ils n’étaient plus esclaves, là où les pisteurs n’avaient pas le droit de se rendre ? Elle ne pouvait pas vivre avec son père, elle ne pouvait pas adoucir un tant soit peu son chagrin, mais elle pouvait poursuivre son œuvre, et peut-être qu’un jour cette œuvre n’aurait plus d’objet, parce que le but aurait été atteint, non pas pour un esclave à la fois, mais pour tous les esclaves d’Appalachie d’un coup.

Mériterait-elle alors de se représenter devant lui ? Je serais peut-être rachetée. La mort de Mère prendrait peut-être tout son sens, ne serait plus la conséquence inutile de ma négligence.

Le mauvais côté de la discipline qu’elle s’imposait, c’était de ne pas laisser la moindre pensée d’Alvin Smith la distraire. Elle lui avait par le passé consacré toute sa vie, car elle avait assisté à sa naissance, lui avait décollé la coiffe de la figure, puis s’était servie pendant des années du pouvoir de la membrane desséchée pour le protéger contre toutes les attaques du Défaiseur. Ensuite, alors qu’il grandissait et maîtrisait suffisamment ses propres pouvoirs pour se protéger le plus souvent tout seul, il avait continué d’habiter son cœur, car elle commençait à aimer l’homme qu’il devenait. Elle était alors revenue chez elle à Hatrack River, déguisée pour la première fois en demoiselle Larner, et elle lui avait inculqué, ainsi qu’à Arthur Stuart, les connaissances théoriques auxquelles ils aspiraient tous deux. Et pendant tout le temps qu’elle lui avait donné des cours, elle s’était dissimulée derrière les sortilèges qui masquaient son vrai visage et son vrai nom, elle l’avait surveillé comme un espion, comme un chasseur, comme une amante craignant de se faire reconnaître.

Il était à son tour tombé amoureux d’elle sous son déguisement. Tout n’était que mensonge, un mensonge que je lui ai fait, un mensonge que je me suis fait.

Elle ne chercherait donc pas sa flamme de vie désormais, et pourtant elle se savait capable de la trouver en un rien de temps, même à grande distance. Elle avait un autre objectif dans la vie. Elle avait plus important à faire, ou à défaire.

Le bon côté de sa nouvelle existence, c’était que tous ceux un tant soit peu au courant de l’esclavage en comprenaient l’hérésie. Les ignorants – les enfants élevés dans le milieu esclavagiste ou les gens qui n’avaient jamais eu ni vu d’esclaves en captivité, voire jamais connu d’homme ni de femme noirs –, ceux-là trouvaient peut-être la chose normale. Mais les autres qui savaient, ils comprenaient tous que c’était mal.

Un grand nombre, bien sûr, se racontaient tout simplement des mensonges, trouvaient des excuses ou embrassaient carrément le mal à bras-le-corps – n’importe quoi pour conserver leur mode de vie, leurs richesses, leurs loisirs, leur prestige, leur statut. Mais un plus grand nombre encore se désolaient de la fortune amassée grâce au labeur et aux souffrances des Noirs qu’on avait arrachés à leur terre natale et amenés contre leur volonté sur ce sinistre continent d’Amérique. C’étaient les cœurs de ces gens-là que s’efforçait de toucher Peggy, surtout les forts, ceux assez courageux peut-être pour provoquer un changement.

Et elle ne se donnait pas toute cette peine en vain. Quand elle quittait un village, les habitants discutaient – non, pour être franc, ils se disputaient – d’une situation qu’on n’avait encore jamais ouvertement contestée. Bien sûr, ça n’allait pas sans quelques dégâts. Certains de ceux dont elle avait contribué à réveiller le courage, on les passait au goudron et aux plumes, parfois on les battait, ou on brûlait leurs maisons et leurs granges. Mais les abus des maîtres d’esclaves n’aboutissaient qu’à démontrer aux autres la nécessité de passer à l’action, de se libérer d’un système qui les détruisait tous.

C’était ce genre de mission qu’elle poursuivait aujourd’hui. Une voiture de location était venue la chercher pour la conduire dans une ville du nom de Baker’s Fork, et elle roulait depuis un moment, déjà accablée de chaleur, de fatigue et de poussière, comme de juste quand on voyage en été, quand elle éprouva soudain la curiosité de voir ce qui se passait plus loin sur une certaine route.

À signaler tout de même que la curiosité de Peggy ne ressemblait à aucune autre. Douée depuis toute petite du talent de percer les secrets les plus intimes de ses semblables, elle avait appris très tôt à bannir la simple indiscrétion. Elle savait pertinemment qu’on avait intérêt à ignorer certaines choses. Durant son enfance elle aurait donné gros pour ne pas connaître les opinions qu’avaient d’elle les gamins de son âge, la peur qu’elle leur inspirait, leur dégoût parce qu’elle était différente, parce que leurs parents parlaient d’elle à voix basse. Oh, elle aurait été ravie d’ignorer les secrets des hommes et femmes de son entourage. La curiosité contenait sa propre punition quand on était sûr de trouver les réponses aux questions qu’on se posait.