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Le major tira un fauteuil et s’assit.

«Maintenant, dit le comte, voulez-vous prendre quelque chose; un verre de xérès, de porto, d’alicante?

– D’alicante, puisque vous le voulez bien, c’est mon vin de prédilection.

– J’en ai d’excellent. Avec un biscuit, n’est-ce pas?

– Avec un biscuit, puisque vous m’y forcez.»

Monte-Cristo sonna; Baptistin parut.

Le comte s’avança vers lui.

«Eh bien?… demanda-t-il tout bas.

– Le jeune homme est là, répondit le valet de chambre sur le même ton.

– Bien; où l’avez-vous fait entrer?

– Dans le salon bleu, comme l’avait ordonné Son Excellence.

– À merveille. Apportez du vin d’Alicante et des biscuits.»

Baptistin sortit.

«En vérité, dit le Lucquois, je vous donne une peine qui me remplit de confusion.

– Allons donc!» dit Monte-Cristo.

Baptistin rentra avec les verres, le vin et les biscuits.

Le comte emplit un verre et versa dans le second quelques gouttes seulement du rubis liquide que contenait la bouteille, toute couverte de toiles d’araignée et de tous les autres signes qui indiquent la vieillesse du vin bien plus sûrement que ne le font les rides pour l’homme.

Le major ne se trompa point au partage, il prit le verre plein et un biscuit. Le comte ordonna à Baptistin de poser le plateau à la portée de la main de son hôte, qui commença par goûter l’alicante du bout de ses lèvres, fit une grimace de satisfaction, et introduisit délicatement le biscuit dans le verre.

«Ainsi, monsieur, dit Monte-Cristo, vous habitiez Lucques, vous étiez riche, vous êtes noble, vous jouissiez de la considération générale, vous aviez tout ce qui peut rendre un homme heureux.

– Tout, Excellence, dit le major en engloutissant son biscuit, tout absolument.

– Et il ne manquait qu’une chose à votre bonheur?

– Qu’une seule, dit le Lucquois.

– C’était de retrouver votre enfant?

– Ah! fit le major en prenant un second biscuit; mais aussi cela me manquait bien.»

Le digne Lucquois leva les yeux et tenta un effort pour soupirer.

«Maintenant, voyons, cher monsieur Cavalcanti, dit Monte-Cristo, qu’était-ce que ce fils tant regretté? car on m’avait dit, à moi, que vous étiez resté célibataire.

– On le croyait, monsieur, dit le major, et moi-même…

– Oui, reprit Monte-Cristo, et vous-même aviez accrédité ce bruit. Un péché de jeunesse que vous vouliez cacher à tous les yeux.»

Le Lucquois se redressa, prit son air le plus calme et le plus digne, en même temps qu’il baissait modestement les yeux, soit pour assurer sa contenance, soit pour aider à son imagination, tout en regardant en dessous le comte, dont le sourire stéréotypé sur les lèvres annonçait toujours la même bienveillante curiosité.

«Oui, monsieur, dit-il, je voulais cacher cette faute à tous les yeux.»

– Pas pour vous, dit Monte-Cristo, car un homme est au-dessus de ces choses-là.

– Oh! non, pas pour moi certainement, dit le major avec un sourire et en hochant la tête.

– Mais pour sa mère, dit le comte.

– Pour sa mère! s’écria le Lucquois en prenant un troisième biscuit, pour sa pauvre mère!

– Buvez donc, cher monsieur Cavalcanti, dit Monte-Cristo en versant au Lucquois un second verre d’alicante; l’émotion vous étouffe.

– Pour sa pauvre mère! murmura le Lucquois en essayant si la puissance de la volonté ne pourrait pas en agissant sur la glande lacrymale, mouiller le coin de son œil d’une fausse larme.

– Qui appartenait à l’une des premières familles d'Italie, je crois?

– Patricienne de Fiesole, monsieur le comte, patricienne de Fiesole!

– Et se nommant?

– Vous désirez savoir son nom?

– Oh! mon Dieu! dit Monte-Cristo, c’est inutile que vous me le disiez, je le connais.

– Monsieur le comte sait tout, dit le Lucquois en s’inclinant.

– Olivia Corsinari, n’est-ce pas?

– Olivia Corsinari.

– Marquise?

– Marquise.

– Et vous avez fini par l’épouser cependant, malgré les oppositions de la famille?

– Mon Dieu! oui, j’ai fini par là.

– Et, reprit Monte-Cristo, vous apportez vos papiers bien en règle?

– Quels papiers? demanda le Lucquois.

– Mais votre acte de mariage avec Olivia Corsinari, et l’acte de naissance de l’enfant.

– L’acte de naissance de l’enfant?

– L’acte de naissance d’Andrea Cavalcanti, de votre fils; ne s’appelle-t-il pas Andrea?

– Je crois que oui, dit le Lucquois.

– Comment! vous le croyez?

– Dame! je n’ose pas affirmer, il y a si longtemps qu’il est perdu.

– C’est juste, dit Monte-Cristo. Enfin vous avez tous ces papiers?

– Monsieur le comte, c’est avec regret que je vous annonce que, n’étant pas prévenu de me munir de ces pièces, j’ai négligé de les prendre avec moi.

– Ah! diable, fit Monte-Cristo.

– Étaient-elles donc tout à fait nécessaires?

– Indispensables!»

Lucquois se gratta le front.

«Ah! per Bacco! dit-il, indispensables!

– Sans doute, si l’on allait élever ici quelque doute sur la validité de votre mariage, sur la légitimité de votre enfant!

– C’est juste, dit le Lucquois, on pourrait élever des doutes.

– Ce serait fâcheux pour ce jeune homme.

– Ce serait fatal.

– Cela pourrait lui faire manquer quelque magnifique mariage.

– O peccato!

– En France, vous comprenez, on est sévère; il ne suffit pas, comme en Italie, d’aller trouver un prêtre et de lui dire: «Nous nous aimons, unissez-nous.» Il y a mariage civil en France, et, pour se marier civilement, il faut des pièces qui constatent l’identité.

– Voilà le malheur: ces papiers, je ne les ai pas.

– Heureusement que je les ai, moi, dit Monte-Cristo.

– Vous?

– Oui?

– Vous les avez?

– Je les ai.

– Ah! par exemple, dit le Lucquois, qui, voyant le but de son voyage manqué par l’absence de ses papiers, craignait que cet oubli n’amenât quelque difficulté au sujet des quarante-huit mille livres; ah! par exemple, voilà un bonheur! Oui, reprit-il, voilà un bonheur, car je n’y eusse pas songé, moi.

– Pardieu! je crois bien, on ne songe pas à tout. Mais heureusement l’abbé Busoni y a songé pour vous.

– Voyez-vous, ce cher abbé!

– C’est un homme de précaution.

– C’est un homme admirable, dit le Lucquois; et il vous les a envoyés?

– Les voici.»

Le Lucquois joignit les mains en signe d’admiration.