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«- Êtes-vous fou, mon oncle? dit-il (il m’appelait ainsi quand il était de belle humeur); moi changer la vie que je mène contre celle que vous menez, ma bonne et excellente paresse contre l’horrible travail que vous vous êtes imposé! passer la nuit au froid, le jour au chaud; se cacher sans cesse; quand on se montre recevoir des coups de fusil, et tout cela pour gagner un peu d’argent! L’argent, j’en ai tant que j’en veux! mère Assunta m’en donne quand je lui en demande. Vous voyez donc bien que je serais un imbécile si j’acceptais ce que vous me proposez.

«J’étais stupéfait de cette audace et de ce raisonnement. Benedetto retourna jouer avec ses camarades, et je le vis de loin me montrant à eux comme un idiot.

– Charmant enfant! murmura Monte-Cristo.

– Oh! s’il eût été à moi, répondit Bertuccio, s’il eût été mon fils, ou tout au moins mon neveu, je l’eusse bien ramené au droit sentier, car la conscience donne la force. Mais l’idée que j’allais battre un enfant dont j’avais tué le père me rendait toute correction impossible. Je donnai de bons conseils à ma sœur, qui, dans nos discussions, prenait sans cesse la défense du petit malheureux, et comme elle m’avoua que plusieurs fois des sommes assez considérables lui avaient manqué, je lui indiquai un endroit où elle pouvait cacher notre petit trésor. Quant à moi, ma résolution était prise. Benedetto savait parfaitement lire, écrire et compter, car lorsqu’il voulait s’adonner par hasard au travail, il apprenait en un jour ce que les autres apprenaient en une semaine. Ma résolution, dis-je, était prise; je devais l’engager comme secrétaire sur quelque navire au long cours, et, sans le prévenir de rien, le faire prendre un beau matin et le faire transporter à bord; de cette façon, et en le recommandant au capitaine, tout son avenir dépendait de lui. Ce plan arrêté, je partis pour la France.

«Toutes nos opérations devaient cette fois s’exécuter dans le golfe du Lion, et ces opérations devenaient de plus en plus difficiles, car nous étions en 1829. La tranquillité était parfaitement rétablie, et par conséquent le service des côtes était redevenu plus régulier et plus sévère que jamais. Cette surveillance était encore augmentée momentanément par la foire de Beaucaire, qui venait de s’ouvrir.

«Les commencements de notre expédition s’exécutèrent sans encombre. Nous amarrâmes notre barque, qui avait un double fond dans lequel nous cachions nos marchandises de contrebande, au milieu d’une quantité de bateaux qui bordaient les deux rives du Rhône, depuis Beaucaire jusqu’à Arles. Arrivés là, nous commençâmes à décharger nuitamment nos marchandises prohibées, et à les faire passer dans la ville par l’intermédiaire des gens qui étaient en relations avec nous, ou des aubergistes chez lesquels nous faisions des dépôts. Soit que la réussite nous eût rendus imprudents, soit que nous ayons été trahis, un soir, vers les cinq heures de l’après-midi, comme nous allions nous mettre à goûter, notre petit mousse accourut tout effaré en disant qu’il avait vu une escouade de douaniers se diriger de notre côté. Ce n’était pas précisément l’escouade qui nous effrayait: à chaque instant, surtout dans ce moment-là, des compagnies entières rôdaient sur les bords du Rhône; mais c’étaient les précautions qu’au dire de l’enfant cette escouade prenait pour ne pas être vue. En un instant nous fûmes sur pied, mais il était déjà trop tard; notre barque, évidemment l’objet des recherches, était entourée. Parmi les douaniers, je remarquai quelques gendarmes; et, aussi timide à la vue de ceux-ci que j’étais brave ordinairement à la vue de tout autre corps militaire, je descendis dans la cale, et, me glissant par un sabord, je me laissai couler dans le fleuve, puis je nageai entre deux eaux, ne respirant qu’à de longs intervalles, si bien que je gagnai sans être vu une tranchée que l’on venait de faire, et qui communiquait du Rhône au canal qui se rend de Beaucaire à Aigues-Mortes. Une fois arrivé là, j’étais sauvé, car je pouvais suivre sans être vu cette tranchée. Je gagnai donc le canal sans accident. Ce n’était pas par hasard et sans préméditation que j’avais suivi ce chemin; j’ai déjà parlé à Votre Excellence d’un aubergiste de Nîmes qui avait établi sur la route de Bellegarde à Beaucaire une petite hôtellerie.

– Oui, dit Monte-Cristo, je me souviens parfaitement. Ce digne homme, si je ne me trompe, était même votre associé.

– C’est cela, répondit Bertoccio; mais depuis sept ou huit ans, il avait cédé son établissement à un ancien tailleur de Marseille qui, après s’être ruiné dans son état, avait voulu essayer de faire sa fortune dans un autre. Il va sans dire que les petits arrangements que nous avions faits avec le premier propriétaire furent maintenus avec le second; c’était donc à cet homme que je comptais demander asile.

– Et comment se nommait cet homme? demanda le comte, qui paraissait commencer à reprendre quelque intérêt au récit de Bertuccio.

– Il s’appelait Gaspard Caderousse, il était marié à une femme du village de la Carconte, et que nous ne connaissions pas sous un autre nom que celui de son village; c’était une pauvre femme atteinte de la fièvre des marais, qui s’en allait mourant de langueur. Quant à l’homme, c’était un robuste gaillard de quarante à quarante-cinq ans, qui plus d’une fois nous avait, dans des circonstances difficiles, donné des preuves de sa présence d’esprit et de son courage.

– Et vous dites, demanda Monte-Cristo, que ces choses se passaient vers l’année…

– 1819, monsieur le comte.

– En quel mois?

– Au mois de juin.

– Au commencement ou à la fin.

– C’était le 3 au soir.

– Ah! fit Monte-Cristo, le 3 juin 1829… Bien, continuez.

– C’était donc à Caderousse que je comptais demander asile; mais, comme d’habitude, et même dans les circonstances ordinaires, nous n’entrions pas chez lui par la porte qui donnait sur la route, je résolus de ne pas déroger à cette coutume, j’enjambai la haie du jardin, je me glissai en rampant à travers les oliviers rabougris et les figuiers sauvages, et je gagnai, dans la crainte que Caderousse n’eût quelque voyageur dans son auberge, une espèce de soupente dans laquelle plus d’une fois j’avais passé la nuit aussi bien que dans le meilleur lit. Cette soupente n’était séparée de la salle commune du rez-de-chaussée de l’auberge que par une cloison en planches dans laquelle des jours avaient été ménagés à notre intention, afin que de là nous pussions guetter le moment opportun de faire reconnaître que nous étions dans le voisinage. Je comptais, si Caderousse était seul, le prévenir de mon arrivée, achever chez lui le repas interrompu par l’apparition des douaniers, et profiter de l’orage qui se préparait pour regagner les bords du Rhône et m’assurer de ce qu’étaient devenus la barque et ceux qui la montaient. Je me glissai donc dans la soupente et bien m’en prit, car à ce moment même Caderousse rentrait chez lui avec un inconnu.

«Je me tins coi et j’attendis, non point dans l’intention de surprendre les secrets de mon hôte, mais parce que je ne pouvais faire autrement; d’ailleurs, dix fois même chose était déjà arrivée.