Il vit la carte qu’interrogeait Monte-Cristo au moment où il était entré, et il reprit:
«Vous vous occupez de géographie, monsieur? C’est une riche étude, pour vous surtout qui, à ce qu’on assure, avez vu autant de pays qu’il y en a de gravés sur cet atlas.
– Oui, monsieur, répondit le comte, j’ai voulu faire sur l’espèce humaine, prise en masse, ce que vous pratiquez chaque jour sur des exceptions, c’est-à-dire une étude physiologique. J’ai pensé qu’il me serait plus facile de descendre ensuite du tout à la partie, que de la partie au tout. C’est un axiome algébrique qui veut que l’on procède du connu à l’inconnu, et non de l’inconnu au connu… Mais asseyez-vous donc, monsieur, je vous en supplie.»
Et Monte-Cristo indiqua de la main au procureur du roi un fauteuil que celui-ci fut obligé de prendre la peine d’avancer lui-même, tandis que lui n’eut que celle de se laisser retomber dans celui sur lequel il était agenouillé quand le procureur du roi était entré de cette façon le comte se trouva à demi tourné vers son visiteur, ayant le dos à la fenêtre et le coude appuyé sur la carte géographique qui faisait, pour le moment, l’objet de la conversation, conversation qui prenait, comme elle l’avait fait chez Morcerf et chez Danglars, une tournure tout à fait analogue, sinon à la situation, du moins aux personnages.
«Ah! vous philosophez, reprit Villefort après un instant de silence, pendant lequel, comme un athlète qui rencontre un rude adversaire, il avait fait provision de force. Eh bien, monsieur, parole d’honneur! si, comme vous, je n’avais rien à faire, je chercherais une moins triste occupation.
– C’est vrai, monsieur, reprit Monte-Cristo, et l’homme est une laide chenille pour celui qui l’étudie au microscope solaire. Mais vous venez de dire, je crois, que je n’avais rien à faire. Voyons, par hasard, croyez-vous avoir quelque chose à faire, vous, monsieur? ou, pour parler plus clairement, croyez-vous que ce que vous faites vaille la peine de s’appeler quelque chose?»
L’étonnement de Villefort redoubla à ce second coup si rudement porté par cet étrange adversaire; il y avait longtemps que le magistrat ne s’était entendu dire un paradoxe de cette force, ou plutôt, pour parler plus exactement, c’était la première fois qu’il l’entendait.
Le procureur du roi se mit à l’œuvre pour répondre.
«Monsieur, dit-il, vous êtes étranger, et, vous le dites vous-même, je crois, une portion de votre vie s’est écoulée dans les pays orientaux; vous ne savez donc pas combien la justice humaine, expéditive en ces contrées barbares, a chez nous des allures prudentes et compassées.
– Si fait, monsieur, si fait; c’est le pede claudo antique. Je sais tout cela, car c’est surtout de la justice de tous les pays que je me suis occupé, c’est la procédure criminelle de toutes les nations que j’ai comparée à la justice naturelle; et, je dois le dire, monsieur, c’est encore cette loi des peuples primitifs c’est-à-dire la loi du talion, que j’ai le plus trouvée selon le cœur de Dieu.
– Si cette loi était adoptée, monsieur, dit le procureur du roi, elle simplifierait fort nos codes, et c’est pour le coup que nos magistrats n’auraient, comme vous le disiez tout à l’heure, plus grand-chose à faire.
– Cela viendra peut-être, dit Monte-Cristo, vous savez que les inventions humaines marchent du composé au simple, et que le simple est toujours la perfection.
– En attendant, monsieur, dit le magistrat, nos codes existent avec leurs articles contradictoires, tirés des coutumes gauloises, des lois romaines, des usages francs; or, la connaissance de toutes ces lois-là, vous en conviendrez, ne s’acquiert pas sans de longs travaux, et il faut une longue étude pour acquérir cette connaissance, et une grande puissance de tête, cette connaissance une fois acquise, pour ne pas l’oublier.
– Je suis de cet avis-là, monsieur; mais tout ce que vous savez, vous, à l’égard de ce code français, je le sais moi, non seulement à l’égard du code de toutes les nations: les lois anglaises, turques, japonaises, hindoues, me sont aussi familières que les lois françaises; et j’avais donc raison de dire que, relativement (vous savez que tout est relatif, monsieur), que relativement à tout ce que j’ai fait, vous avez bien peu de chose à faire, et que relativement à ce que j’ai appris, vous avez encore bien des choses à apprendre.
– Mais dans quel but avez-vous appris tout cela?» reprit Villefort étonné.
Monte-Cristo sourit.
«Bien, monsieur, dit-il; je vois que, malgré la réputation qu’on vous a faite d’homme supérieur, vous voyez toute chose au point de vue matériel et vulgaire de la société, commençant à l’homme et, finissant à l’homme, c’est-à-dire au point de vue le plus restreint et le plus étroit qu’il ait été permis à l’intelligence humaine d’embrasser.
– Expliquez-vous, monsieur, dit Villefort de plus en plus étonné, je ne vous comprends pas… très bien.
– Je dis, monsieur, que, les yeux fixés sur l’organisation sociale des nations, vous ne voyez que les ressorts de la machine, et non l’ouvrier sublime qui la fait agir, je dis que vous ne reconnaissez devant vous et autour de vous que les titulaires des places dont les brevets ont été signés par des ministres ou par un roi, et que les hommes que Dieu a mis au-dessus des titulaires, des ministres et des rois, en leur donnant une mission à poursuivre au lieu d’une place à remplir, je dis que ceux-là échappent à votre courte vue. C’est le propre de la faiblesse humaine aux organes débiles et incomplets. Tobie prenait l’ange qui venait lui rendre la vue pour un jeune homme ordinaire. Les nations prenaient Attila, qui devait les anéantir, pour un conquérant comme tous les conquérants et il a fallu que tous révélassent leurs missions célestes pour qu’on les reconnût; il a fallu que l’un dit: «Je suis l’ange du Seigneur»; et l’autre: «Je suis le marteau de Dieu», pour que l’essence divine de tous deux fût révélée.
– Alors, dit Villefort de plus en plus étonné et croyant parler à un illuminé ou à un fou, vous vous regardez comme un de ces êtres extraordinaires que vous venez de citer?
– Pourquoi pas? dit froidement Monte-Cristo.
– Pardon, monsieur, reprit Villefort abasourdi mais vous m’excuserez si, en me présentant chez vous, j’ignorais me présenter chez un homme dont les connaissances et dont l’esprit dépassent de si loin les connaissances ordinaires et l’esprit habituel des hommes. Ce n’est point l’usage chez nous, malheureux corrompus de la civilisation, que les gentilshommes possesseurs comme vous d’une fortune immense, du moins à ce qu’on assure, remarquez que je n’interroge pas, que seulement je répète, ce n’est pas l’usage, dis-je, que ces privilégiés des richesses perdent leur temps à des spéculations sociales, à des rêves philosophiques, faits tout au plus pour consoler ceux que le sort a déshérités des biens de la terre.
– Eh! monsieur, reprit le comte, en êtes-vous donc arrivé à la situation éminente que vous occupez sans avoir admis, et même sans avoir rencontré des exceptions, et n’exercez-vous jamais votre regard, qui aurait cependant tant besoin de finesse et de sûreté, à deviner d’un seul coup sur quel homme est tombé votre regard? Un magistrat ne devrait-il pas être, non pas le meilleur applicateur de la loi, non pas le plus rusé interprète des obscurités de la chicane, mais une sonde d’acier pour éprouver les cœurs, mais une pierre de touche pour essuyer l’or dont chaque âme est toujours faite avec plus ou moins d’alliage?