En attendant, cet homme considérait, avec une attention si minutieuse qu’elle devenait presque impertinente, l’extérieur de la maison, ce que l’on pouvait distinguer du jardin, et la livrée de quelques domestiques que l’on pouvait apercevoir allant et venant. L’œil de cet homme était vif, mais plutôt rusé que spirituel. Ses lèvres étaient si minces, qu’au lieu de saillir en dehors elles rentraient dans la bouche; enfin la largeur et la proéminence des pommettes, signe infaillible d’astuce, la dépression du front, le renflement de l’occiput, qui dépassait de beaucoup de larges oreilles des moins aristocratiques, contribuaient à donner, pour tout physionomiste, un caractère presque repoussant à la figure de ce personnage fort recommandable aux yeux du vulgaire par ses chevaux magnifiques, l’énorme diamant qu’il portait à sa chemise et le raban rouge qui s’étendait d’une boutonnière à l’autre de son habit.
Le groom frappa au carreau du concierge et demanda:
«N’est-ce point ici que demeure M. le comte de Monte-Cristo?
– C’est ici que demeure Son Excellence, répondit le concierge, mais…»
Il consulta Ali du regard.
Ali fit un signe négatif.
«Mais?… demanda le groom.
– Mais Son Excellence n’est pas visible, répondit le concierge.
– En ce cas, voici la carte de mon maître, M. le baron Danglars. Vous la remettrez au comte de Monte-Cristo, et vous lui direz qu’en allant à la Chambre mon maître s’est détourné pour avoir l’honneur de le voir.
– Je ne parle pas à Son Excellence, dit le concierge; le valet de chambre fera la commission.»
Le groom retourna vers la voiture.
«Eh bien?» demanda Danglars.
L’enfant, assez honteux de la leçon qu’il venait de recevoir, apporta à son maître la réponse qu’il avait reçue du concierge.
«Oh! fit celui-ci, c’est donc un prince que ce monsieur, qu’on l’appelle Excellence, et qu’il n’y ait que son valet de chambre qui ait le droit de lui parler; n’importe, puisqu’il a un crédit sur moi, il faudra bien que je le voie quand il voudra de l’argent.»
Et Danglars se rejeta dans le fond de sa voiture en criant au cocher, de manière qu’on pût l’entendre de l’autre côté de la route:
«À la Chambre des députés!»
Au travers d’une jalousie de son pavillon, Monte-Cristo, prévenu à temps, avait vu le baron et l’avait étudié, à l’aide d’une excellente lorgnette, avec non moins d’attention que M. Danglars en avait mis lui-même à analyser la maison, le jardin et les livrées.
«Décidément, fit-il avec un geste de dégoût et en faisant rentrer les tuyaux de sa lunette dans leur fourreau d’ivoire, décidément c’est une laide créature que cet homme; comment, dès la première fois qu’on le voit, ne reconnaît-on pas le serpent au front aplati, le vautour au crâne bombé et la buse au bec tranchant!
«Ali!» cria-t-il, puis il frappa un coup sur le timbre de cuivre. Ali parut. «Appelez Bertuccio», dit-il.
Au même moment Bertuccio entra.
«Votre Excellence me faisait demander? dit l’intendant.
– Oui, monsieur, dit le comte. Avez-vous vu les chevaux qui viennent de s’arrêter devant ma porte?
– Certainement, Excellence, ils sont même fort beaux.
– Comment se fait-il, dit Monte-Cristo en fronçant le sourcil, quand je vous ai demandé les deux plus beaux chevaux de Paris, qu’il y ait à Paris deux autres chevaux aussi beaux que les miens, et que ces chevaux ne soient pas dans mes écuries?»
Au froncement de sourcil et à l’intonation sévère de cette voix, Ali baissa la tête.
«Ce n’est pas ta faute, bon Ali, dit en arabe le comte avec une douceur qu’on n’aurait pas cru pouvoir rencontrer ni dans sa voix, ni sur son visage; tu ne te connais pas en chevaux anglais, toi.»
La sérénité reparut sur les traits d’Ali.
«Monsieur le comte, dit Bertuccio, les chevaux dont vous me parlez n’étaient pas à vendre.
Monte-Cristo haussa les épaules:
«Sachez, monsieur l’intendant, que tout est toujours à vendre pour qui sait y mettre le prix.
– M. Danglars les a payés seize mille francs, monsieur le comte.
– Eh bien, il fallait lui en offrir trente-deux mille; il est banquier, et un banquier ne manque jamais une occasion de doubler son capital.
– Monsieur le comte parle-t-il sérieusement?» demanda Bertuccio.
Monte-Cristo regarda l’intendant en homme étonné qu’on ose lui faire une question.
«Ce soir, dit-il, j’ai une visite à rendre; je veux que ces deux chevaux soient attelés à ma voiture avec un harnais neuf.»
Bertuccio se retira en saluant; près de la porte, il s’arrêta:
«À quelle heure, dit-il, Son Excellence compte-t-elle faire cette visite?
– À cinq heures, dit Monte-Cristo.
– Je ferai observer à Votre Excellence qu’il est deux heures, hasarda l’intendant.
– Je le sais», se contenta de répondre Monte-Cristo.
Puis se retournant vers Ali:
«Faites passer tous les chevaux devant madame dit-il, qu’elle choisisse l’attelage qui lui conviendra le mieux, et qu’elle me fasse dire si elle veut dîner avec moi: dans ce cas on servira chez elle; allez; en descendant, vous m’enverrez le valet de chambre.»
Ali venait à peine de disparaître, que le valet de chambre entra à son tour.
«Monsieur Baptistin, dit le comte, depuis un an vous êtes à mon service; c’est le temps d’épreuve que j’impose d’ordinaire à mes gens: vous me convenez.»
Baptistin s’inclina.
«Reste à savoir si je vous conviens.
– Oh! monsieur le comte! se hâta de dire Baptistin.
– Écoutez jusqu’au bout, reprit le comte. Vous gagnez par an quinze cents francs, c’est-à-dire les appointements d’un bon et brave officier qui risque tous les jours sa vie; vous avez une table telle que beaucoup de chefs de bureau, malheureux serviteurs infiniment plus occupés que vous, en désireraient une pareille. Domestique, vous avez vous-même des domestiques qui ont soin de votre linge et de vos effets. Outre vos quinze cents francs de gages, vous me volez, sur les achats que vous faites pour ma toilette, à peu près quinze cents autres francs par an.
– Oh! Excellence!
– Je ne m’en plains pas, monsieur Baptistin, c’est raisonnable; cependant je désire que cela s’arrête là. Vous ne retrouveriez donc nulle part un poste pareil à celui que votre bonne fortune vous a donné. Je ne bats jamais mes gens, je ne jure jamais, je ne me mets jamais en colère, je pardonne toujours une erreur, jamais une négligence ou un oubli. Mes ordres sont d’ordinaire courts, mais clairs et précis; j’aime mieux les répéter à deux fois et même à trois, que de les voir mal interprétés. Je suis assez riche pour savoir tout ce que je veux savoir, et je suis fort curieux, je vous en préviens. Si j’apprenais donc que vous ayez parlé de moi en bien ou en mal, commenté mes actions, surveillé ma conduite, vous sortiriez de chez moi à l’instant même. Je n’avertis jamais mes domestiques qu’une seule fois; vous voilà averti, allez!»
Baptistin s’inclina et fit trois ou quatre pas pour se retirer.
«À propos, reprit le comte, j’oubliais de vous dire que, chaque année, je place une certaine somme sur la tête de mes gens. Ceux que je renvoie perdent nécessairement cet argent, qui profite à ceux qui restent et qui y auront droit après ma mort. Voilà un an que vous êtes chez moi, votre fortune est commencée, continuez-la.»