«Avec vos goûts et vos intentions, monsieur, continua Danglars, vous allez déployer dans la capitale un luxe qui va nous écraser tous, nous autres pauvres petits millionnaires: cependant comme vous me paraissez amateur, car lorsque je suis entré vous regardiez mes tableaux, je vous demande la permission de vous faire voir ma galerie: tous tableaux anciens, tous tableaux de maîtres garantis comme tels; je n’aime pas les modernes.
– Vous avez raison, monsieur, car ils ont en général un grand défaut: c’est celui de n’avoir pas encore eu le temps de devenir des anciens.
– Puis-je vous montrer quelques statues de Thorwaldsen, de Bartoloni, de Canova, tous artistes étrangers? Comme vous voyez, je n’apprécie pas les artistes français.
– Vous avez le droit d’être injuste avec eux, monsieur, ce sont vos compatriotes.
– Mais tout cela sera pour plus tard, quand nous aurons fait meilleure connaissance, pour aujourd’hui, je me contenterai, si vous le permettez toutefois, de vous présenter à Mme la baronne Danglars; excusez mon empressement, monsieur le comte, mais un client comme vous fait presque partie de la famille.»
Monte-Cristo s’inclina, en signe qu’il acceptait l’honneur que le financier voulait bien lui faire.
Danglars sonna; un laquais, vêtu d’une livrée éclatante, parut.
«Mme la baronne est-elle chez elle? demanda Danglars.
– Oui, monsieur le baron, répondit le laquais.
– Seule?
– Non, madame a du monde.
– Ce ne sera pas indiscret de vous présenter devant quelqu’un n’est-ce pas, monsieur le comte? Vous ne gardez pas l’incognito?
– Non, Monsieur le baron, dit en souriant Monte-Cristo, je ne me reconnais pas ce droit-là.
– Et qui est près de madame? M. Debray?» demanda Danglars avec une bonhomie qui fit sourire intérieurement Monte-Cristo, déjà renseigné sur les transparents secrets d’intérieur du financier.
«M. Debray, oui, monsieur le baron», répondit le laquais.
Danglars fit un signe de tête.
Puis se tournant vers Monte-Cristo:
«M. Lucien Debray, dit-il, est un ancien ami à nous, secrétaire intime du ministre de l’intérieur; quant à ma femme, elle a dérogé en m’épousant, car elle appartient à une ancienne famille, c’est une demoiselle de Servières, veuve en premières noces de M. le colonel marquis de Nargonne.
– Je n’ai pas l’honneur de connaître Mme Danglars; mais j’ai déjà rencontré M. Lucien Debray.
– Bah! dit Danglars, où donc cela?
– Chez M. de Morcerf.
– Ah! vous connaissez le petit vicomte, dit Danglars.
– Nous nous sommes trouvés ensemble à Rome à l’époque du carnaval.
– Ah! oui, dit Danglars; n’ai-je pas entendu parler de quelque chose comme une aventure singulière avec des bandits, des voleurs dans les ruines? Il a été tiré de là miraculeusement. Je crois qu’il a raconté quelque chose de tout cela à ma femme et à ma fille à son retour d’Italie.
– Mme la baronne attend ces messieurs, revint dire le laquais.
– Je passe devant pour vous montrer le chemin, fit Danglars en saluant.
– Et moi, je vous suis», dit Monte-Cristo.
XLVII. L’attelage gris pommelé
Le baron, suivi du comte, traversa une longue file d’appartements remarquables par leur lourde somptuosité et leur fastueux mauvais goût, et arriva jusqu’au boudoir de Mme Danglars, petite pièce octogone tendue de satin rose recouvert de mousseline des Indes; les fauteuils étaient en vieux bois doré et en vieilles étoffes; les dessus des portes représentaient des bergeries dans le genre de Boucher; enfin deux jolis pastels en médaillon, en harmonie avec le reste de l’ameublement, faisaient de cette petite chambre la seule de l’hôtel qui eût quelque caractère; il est vrai qu’elle avait échappé au plan général arrêté entre M. Danglars et son architecte, une des plus hautes et des plus éminentes célébrités de l’Empire, et que c’était la baronne et Lucien Debray seulement qui s’en étaient réservé la décoration. Aussi M. Danglars, grand admirateur de l’antique à la manière dont le comprenait le Directoire, méprisait-il fort ce coquet petit réduit, où, au reste, il n’était admis en général qu’à la condition qu’il ferait excuser sa présence en amenant quelqu’un; ce n’était donc pas en réalité Danglars qui présentait, c’était au contraire lui qui était présenté et qui était bien ou mal reçu selon que le visage du visiteur était agréable ou désagréable à la baronne.
Mme Danglars, dont la beauté pouvait encore être citée, malgré ses trente-six ans, était à son piano, petit chef-d’œuvre de marqueterie, tandis que Lucien Debray, assis devant une table à ouvrage, feuilletait un album.
Lucien avait déjà, avant son arrivée, eu le temps de raconter à la baronne bien des choses relatives au comte. On sait combien, pendant le déjeuner chez Albert, Monte-Cristo avait fait impression sur ses convives; cette impression, si peu impressionnable qu’il fût, n’était pas encore effacée chez Debray, et les renseignements qu’il avait donnés à la baronne sur le comte s’en étaient ressentis. La curiosité de Mme Danglars, excitée par les anciens détails venus de Morcerf et les nouveaux détails venus de Lucien, était donc portée à son comble. Aussi cet arrangement de piano et d’album n’était-il qu’une de ces petites ruses du monde à l’aide desquelles on voile les plus fortes précautions. La baronne reçut en conséquence M. Danglars avec un sourire, ce qui de sa part n’était pas chose habituelle. Quant au comte, il eut, en échange de son salut, une cérémonieuse, mais en même temps gracieuse révérence.
Lucien, de son côté, échangea avec le comte un salut de demi-connaissance, et avec Danglars un geste d’intimité.
«Madame la baronne, dit Danglars, permettez que je vous présente M. le comte de Monte-Cristo, qui m’est adressé par mes correspondants de Rome avec les recommandations les plus instantes: je n’ai qu’un mot à en dire et qui va en un instant le rendre la coqueluche de toutes nos belles dames; il vient à Paris avec l’intention d’y rester un an et de dépenser six millions pendant cette année; cela promet une série de bals, de dîners, de médianoches, dans lesquels j’espère que M. le comte ne nous oubliera pas plus que nous ne l’oublierons nous-mêmes dans nos petites fêtes.»
Quoique la présentation fût assez grossièrement louangeuse, c’est, en général, une chose si rare qu’un homme venant à Paris pour dépenser en une année la fortune d’un prince, que Mme Danglars jeta sur le comte un coup d’œil qui n’était pas dépourvu d’un certain intérêt.
«Et vous êtes arrivé, monsieur?… demanda la baronne.
– Depuis hier matin, madame.
– Et vous venez, selon votre habitude, à ce qu’on m’a dit, du bout du monde?
– De Cadix cette fois, madame, purement et simplement.
– Oh! vous arrivez dans une affreuse saison. Paris est détestable l’été; il n’y a plus ni bals, ni réunions, ni fêtes. L’Opéra italien est à Londres, l’Opéra français est partout, excepté à Paris; et quant au Théâtre-Français, vous savez qu’il n’est plus nulle part. Il nous reste donc pour toute distraction quelques malheureuses courses au Champ-de-Mars et à Satory. Ferez-vous courir, monsieur le comte?
– Moi, madame, dit Monte-Cristo, je ferai tout ce qu’on fait à Paris, si j’ai le bonheur de trouver quelqu’un qui me renseigne convenablement sur les habitudes françaises.
– Vous êtes amateur de chevaux, monsieur le comte?
– J’ai passé une partie de ma vie en Orient, madame, et les Orientaux, vous le savez, n’estiment que deux choses au monde: la noblesse des chevaux et la beauté des femmes.
– Ah! monsieur le comte, dit la baronne, vous auriez dû avoir la galanterie de mettre les femmes les premières.
– Vous voyez, madame, que j’avais bien raison quand tout à l’heure je souhaitais un précepteur qui pût me guider dans les habitudes françaises.»