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Andrea fronça le sourcil; c’était, comme il s’en était vanté lui-même, une assez mauvaise tête que le fils putatif de M. le major Cavalcanti. Il s’arrêta un instant, jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et comme son regard achevait de décrire le cercle investigateur, sa main descendit innocemment dans son gousset, ou elle commença de caresser la sous-garde d’un pistolet de poche.

Mais pendant ce temps, Caderousse, qui ne perdait pas de vue son compagnon, passait ses mains derrière son dos, et ouvrait tout doucement un long couteau espagnol qu’il portait sur lui à tout événement.

Les deux amis, comme on le voit, étaient dignes de se comprendre, et se comprirent; la main d’Andrea sortit inoffensive de sa poche, et remonta jusqu’à sa moustache rousse, qu’elle caressa quelque temps.

«Bon Caderousse, dit-il, tu vas donc être heureux?

– Je ferai tout mon possible, répondit l’aubergiste du pont du Gard en renfonçant son couteau dans sa manche.

– Allons, voyons, rentrons donc dans Paris. Mais comment vas-tu faire pour passer la barrière sans éveiller les soupçons? Il me semble qu’avec ton costume tu risques encore plus en voiture qu’à pied.

– Attends, dit Caderousse tu vas voir.»

Il prit le chapeau d’Andrea, la houppelande à grand collet que le groom exilé du tilbury avait laissée à sa place, et la mit sur son dos, après quoi, il prit la pose renfrognée d’un domestique de bonne maison dont le maître conduit lui-même.

«Et moi, dit Andrea, je vais donc rester nu-tête?

– Peuh! dit Caderousse, il fait tant de vent que la bise peut bien t’avoir enlevé ton chapeau.

– Allons donc, dit Andrea, et finissons-en.

– Qui est-ce qui t’arrête? dit Caderousse, ce n’est pas moi, je l’espère?

– Chut!» fit Cavalcanti.

On traversa la barrière sans accident.

À la première rue transversale, Andrea arrêta son cheval, et Caderousse sauta à terre.

«Eh bien, dit Andrea, et le manteau de mon domestique, et mon chapeau?

– Ah! répondit Caderousse, tu ne voudrais pas que je risquasse de m’enrhumer?

– Mais moi?

– Toi, tu es jeune, tandis que, moi, je commence à me faire vieux; au revoir, Benedetto!»

Et il s’enfonça dans la ruelle, où il disparut.

«Hélas! dit Andrea en poussant un soupir, on ne peut donc pas être complètement heureux en ce monde!»

LXV. Scène conjugale

À la place Louis XV, les trois jeunes gens s’étaient séparés, c’est-à-dire que Morrel avait pris les boulevards, que Château-Renaud avait pris le pont de la Révolution, et que Debray avait suivi le quai.

Morrel et Château-Renaud, selon toute probabilité, gagnèrent leurs foyers domestiques, comme on dit encore à la tribune de la Chambre dans les discours bien faits, et au théâtre de la rue Richelieu, dans les pièces bien écrites; mais il n’en fut pas de même de Debray. Arrivé au guichet du Louvre, il fit un à-gauche, traversa le Carrousel au grand trot, enfila la rue Saint-Roch, déboucha par la rue de la Michodière et arriva à la porte de M. Danglars, au moment où le landau de M. de Villefort, après l’avoir déposé, lui et sa femme, au faubourg Saint-Honoré, s’arrêtait pour mettre la baronne chez elle.

Debray, un homme familier dans la maison, entra le premier dans la cour, jeta la bride aux mains d’un valet de pied puis revint à la portière recevoir Mme Danglars, à laquelle il offrit le bras pour regagner ses appartements.

Une fois la porte fermée et la baronne et Debray dans la cour:

«Qu’avez-vous donc, Hermine? dit Debray, et pourquoi donc vous êtes-vous trouvée mal à cette histoire, ou plutôt à cette fable qu’a racontée le comte?

– Parce que j’étais horriblement disposée ce soir, mon ami, répondit la baronne.

– Mais non, Hermine, reprit Debray, vous ne me ferez pas croire cela. Vous étiez au contraire dans d’excellentes dispositions quand vous êtes arrivée chez le comte. M. Danglars était bien quelque peu maussade, c’est vrai; mais je sais le cas que vous faites de sa mauvaise humeur. Quelqu’un vous a fait quelque chose. Racontez-moi cela, vous savez bien que je ne souffrirai jamais qu’une impertinence vous soit faite.

– Vous vous trompez, Lucien, je vous assure, reprit Mme Danglars, et les choses sont comme je vous les ai dites, plus la mauvaise humeur dont vous vous êtes aperçu, et dont je ne jugeais pas qu’il valût la peine de vous parler.»

Il était évident que Mme Danglars était sous l’influence d’une de ces irritations nerveuses dont les femmes souvent ne peuvent se rendre compte elles-mêmes, ou que, comme l’avait deviné Debray, elle avait éprouvé quelque commotion cachée qu’elle ne voulait avouer à personne. En homme habitué à reconnaître les vapeurs comme un des éléments de la vie féminine, il n’insista donc point davantage, attendant le moment opportun, soit d’une interrogation nouvelle, soit d’un aveu proprio motu.

À la porte de sa chambre, la baronne rencontra Mlle Cornélie. Mlle Cornélie était la camériste de confiance de la baronne.

«Que fait ma fille? demanda Mme Danglars.

– Elle a étudié toute la soirée, répondit Mlle Cornélie, et ensuite elle s’est couchée.

– Il me semble cependant que j’entends son piano?

– C’est Mlle Louise d’Armilly qui fait de la musique pendant que mademoiselle est au lit.

– Bien, dit Mme Danglars; venez me déshabiller.»

On entra dans la chambre à coucher. Debray s’étendit sur un grand canapé, et Mme Danglars passa dans son cabinet de toilette avec Mlle Cornélie.

«Mon cher monsieur Lucien, dit Mme Danglars à travers la portière du cabinet, vous vous plaignez toujours qu’Eugénie ne vous fait pas l’honneur de vous adresser la parole?

– Madame, dit Lucien jouant avec le petit chien de la baronne, qui, reconnaissant sa qualité d’ami de la maison, avait l’habitude de lui faire mille caresses, je ne suis pas le seul à vous faire de pareilles récriminations, et je crois avoir entendu Morcerf se plaindre l’autre jour à vous-même de ne pouvoir tirer une seule parole de sa fiancée.

– C’est vrai, dit Mme Danglars; mais je crois qu’un de ces matins tout cela changera, et que vous verrez entrer Eugénie dans votre cabinet.

– Dans mon cabinet, à moi?

– C’est-à-dire dans celui du ministre.

– Et pourquoi cela?

– Pour vous demander un engagement à l’Opéra! En vérité, je n’ai jamais vu un tel engouement pour la musique: c’est ridicule pour une personne du monde!»

Debray sourit.

«Eh bien, dit-il, qu’elle vienne avec le consentement du baron et le vôtre, nous lui ferons cet engagement, et nous tâcherons qu’il soit selon son mérite, quoique nous soyons bien pauvres pour payer un aussi beau talent que le sien.

– Allez, Cornélie, dit Mme Danglars, je n’ai plus besoin de vous.»

Cornélie disparut, et, un instant après, Mme Danglars sortit de son cabinet dans un charmant négligé, et vint s’asseoir près de Lucien.

Puis, rêveuse, elle se mit à caresser le petit épagneul.

Lucien la regarda un instant en silence.

«Voyons, Hermine, dit-il au bout d’un instant, répondez franchement: quelque chose vous blesse, n’est-ce pas?

– Rien», reprit la baronne.

Et cependant, comme elle étouffait, elle se leva, essaya de respirer et alla se regarder dans une glace.