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L'homme a écarté les branches.

- Je l'ai déposée là, a-t-il murmuré en me montrant un talus.

J'ai alors aperçu le long membre d'acier de la drague qui se terminait par trois griffes maculées de boue séchée. Cette main mutilée et recroquevillée pendait, inerte, au-dessus de la terre.

— C'est avec ça que je l'ai sortie, a-t-il précisé.

Il a baissé le bras et les branches qu'il retenait sont venues frapper mes lèvres et mes joues, m'imprégnant du parfum des lauriers-roses, entêtant, sucré jusqu'à l'écoeurement.

- Ils disent que c'est un accident, un suicide.

Il retroussait les lèvres en parlant, laissant voir de petites dents jaunies, ébréchées, cernées d'une ligne noire. Il a murmuré :

- Quand on meurt à cet âge, c'est toujours quelqu'un qui vous a tué ou qui vous a laissé mourir.

Son regard exprimait plus de mépris que de miséricorde, une curiosité insistante.

- Vous avez voulu savoir, hein?

J'ai fait oui.

- Quel âge elle avait, votre fille, monsieur?

Je me suis détourné, et j'ai vomi dans les lauriers.

Je l'avais sollicité et maintenant j'aurais voulu le fuir, mais il m'accablait de détails, de questions. Il cherchait à connaître ce que les carabiniers m'avaient révélé de l'enquête.

Ceux-là, disait-il avec mépris, sont aveugles de naissance. S'ils imaginent qu'elle est morte là où je l'ai trouvée, c'est que ça les arrange. Mais les corps, ça va, ça vient. On les porte, on les jette. Le lac est une fosse qui aspire tout, qui efface tout.

- Vous n'avez même pas vu le corps, ajouta-t-il.

Lui, il avait remarqué des plaies, des traces de piqûres sur les bras, les cuisses.

- Vous vouliez savoir? Ça vous suffit?

Je répondis non, je pensais oui.

Chacun des mots qu'il prononçait était un coup qu'il me portait. J'imaginais, je voyais Ariane.

- Je l'ai sortie de l'eau au premier matin de beau temps, après des jours et des jours d'orage, et c'était comme une injustice plus grande encore.

Je l'écoutais avec avidité et désirais qu'il se taise.

Il m'expliqua qu'avec sa drague il avait remonté, une fois, il y avait déjà longtemps, une statue de jeune fille. Il montrait du doigt l'autre rive, la Villa Bardi que possédait Carlo Morandi, l'industriel, celui qu'on appelait le Condottiere. Au pied de la villa, sous quelques mètres d'eau, se trouvaient des constructions romaines, peut-être plus anciennes encore, que le lac avait avalées. Le lac dévorait tout : les morts, les arbres, les vivants, les pierres, les statues.

- Vous les apercevez? dit-il en s'approchant de la berge. Ce sont eux, les nettoyeurs.

D'énormes poissons, gros comme le bras, frôlaient la surface de l'eau avant de s'enfoncer dans un remous.

En 1945, on avait tué des femmes qui essayaient de s'enfuir avec les fascistes en traversant le lac. Les pêcheurs de Dongo avaient recherché leurs corps pendant des mois, car elles transportaient des bijoux et de l'or, des valises pleines comme celles qu'on avait trouvées dans les voitures de Mussolini et de sa maîtresse. Ces deux-là aussi, on les avait saignés. Mais on n'avait rien repêché : ni les corps, ni les trésors. Le lac avait rejeté sur la rive des manteaux de fourrure semblables à des bêtes mortes. Mais peut-être, dans mille ou deux mille ans, quelqu'un ramasserait-il un jour des bijoux par poignées, des lingots. Certains, dans les villages des bords du lac, espéraient encore. Les jours de tempête, on les voyait arpenter les berges. Lui aussi l'avait fait.

Il s'était penché au-dessus de l'eau.

- Ces poissons-là, personne n'en veut. Ils nettoient le lac, comme des ogres. Mais, un jour, eux aussi on les égorgera, et ils rendront tout ce qu'ils ont pris. La vie trahit tout le monde, même ceux qui se croient forts. On n'est que des pions dans la grande partie. Personne n'en connaît les règles.

Il a repris le sentier entre les haies de lauriers et j'ai été de nouveau écoeuré par le parfum douceâtre des fleurs couleur de chair.

Quand nous sommes parvenus sur les quais, non loin du hangar où Ariane avait reposé parmi les barques, l'homme m'a saisi tout à coup la main.

- Je l'ai fait glisser sur la terre aussi doucement que j'ai pu. Je vous le jure. Toute couverte de boue, liée par les herbes et les algues, on aurait pu la croire enfouie depuis deux mille ans. Comme la statue de Morandi. Vous le connaissez, le Condottiere? Il est comme eux, les nettoyeurs.

D'un mouvement de tête, il montra le lac :

- Une bouche comme ça.

Il avait écarté ses propres mâchoires avec ses mains, montrant le fond de sa gorge.

- Retournez chez vous, monsieur, murmura-t-il. On ne peut protéger personne. La vie trahit toujours. On ne garde jamais rien ni personne longtemps. Il faut s'y faire.

Il s'est enfin éloigné.

Après, ils m'ont remis ce qu'il restait d'elle : une poignée d'objets. Ils m'ont dit : « Pour nous, c'est terminé. On referme le dossier. »

J'ai reconnu le porte-clés que j'avais offert à Ariane lors de son entrée au lycée. Ce n'était qu'un éclat de pierre que j'avais acheté en Crète, quelques mois après sa naissance. Trois clés étaient accrochées à l'anneau de cuivre.

C'étaient celles de son autre vie, qui m'était inconnue.

Je ne me suis pas décidé à quitter la ville. J'ai rôdé autour du hangar. Il pleuvait. Les pavés étaient recouverts d'un flot boueux qui dévalait vers le lac.

Un soir, un homme m'a suivi, mais quand j'ai voulu aller au-devant de lui, il s'est éloigné et je l'ai perdu dans les ruelles du port.

J'ai alors marché le long du lac, vers la drague. Il me semblait que j'allais retrouver Ariane. Les massifs de lauriers alourdis par la pluie obstruaient le passage. Les feuilles poisseuses se collaient à mes joues, agrippaient mes cheveux. Mais je devais avancer. Ariane était au bout, encore coincée entre les pinces de la drague. Nous allions nous enfuir ensemble, traverser le lac.

Ils avaient refermé le dossier, mais ma mémoire était une plaie béante.

2.

COMBIEN ai-je passé de jours à Dongo dans cet Hôtel Stendhal dont j'étais le dernier client?

Je me souviens de la pluie, de la voix de Clémence qui hurlait au téléphone :

« C'est ma fille, tu entends, tu n'as pas le droit ! » Puis le ton montait encore, plus aigu : « C'est ma fille, salaud ! »

J'avais reposé l'appareil sur la table basse, devant la fenêtre. Je distinguais à peine les quais du port, noyés sous l'averse, et l'autre rive du lac était aussi lointaine, derrière le halo de brume et de pluie, que les cris, les sanglots, les menaces et les insultes de la mère d'Ariane qui emplissaient la chambre.

« Où es-tu, qu'en as-tu fait? Elle est à moi aussi! »

Elle voulait le corps d'Ariane.

Tout à coup, sa voix s'est rapprochée, est entrée en moi. Clémence m'accusait à présent d'avoir tué Ariane, de l'avoir enfouie, cachée!

Je me suis alors souvenu des propos de l'homme, de ses lèvres retroussées, de la manière dont il montrait, en parlant, ses dents sales, de son haleine alourdie par l'odeur de tabac, de ce qu'il avait dit : « Quand on meurt à cet âge, c'est toujours quelqu'un qui vous a tué ou qui vous a laissé mourir. »

Clémence, d'une voix calmée, murmurait : « Excuse-moi, Jean-Luc, excuse-moi... » Elle voulait simplement savoir où je me trouvais. Elle avait le droit, n'est-ce pas, de se recueillir sur la tombe de sa fille. Je ne pouvais pas lui refuser ça, ce serait trop inhumain.

Elle répétait ce dernier mot.

Qu'est-ce qui était humain? La mort d'Ariane? Ma vie qui continuait malgré tout? Cette pluie, ces quelques silhouettes courant d'une porte à l'autre en quête d'un abri, ce bref coup de sirène du navire qui accostait, dont je distinguais les lettres noires inscrites à sa poupe : L'INNOMATO, Bellagio. « Celui qui n'est pas nommé » : cette appellation étrange pour un bateau ne me surprenait même pas, pas plus que le message qu'au même moment on glissait sous ma porte après avoir frappé, et que je déchiffrai : le docteur Ferrucci, attaché à l'hôtel, souhaitait me rencontrer.