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J'étais couvert d'une sueur froide; je claquais des dents.

Il l'avait touchée. Il l'avait vue. Ces plaies, ces piqûres sur les bras et les cuisses, les avait-il examinées? Il avait accordé le permis d'inhumer. Mais elle n'était pas morte noyée, n'est-ce pas?

Il était resté au fond du hangar, le visage dissimulé, mais, à présent, je l'avais reconnu. Avait-il honte, peur de me faire face?

- Vous délirez, dit-il en reposant sa sacoche.

Il est venu vers moi, m'a dévisagé et, me prenant aux épaules, m'a guidé vers le lit.

Je n'ai pas résisté, épuisé comme après un effort démesuré.

Debout près du lit, ses longs doigts joints aux phalanges énormes, m'a-t-il semblé, il m'a dit que mourir, c'était échapper à l'enfer, à cette guerre aveugle où nous sommes tous plongés. Il pensait ainsi parce qu'il côtoyait les mourants, les malades. Il ne s'agissait pas pour lui de me consoler de la disparition de quelqu'un de proche, de si jeune, oui, il le savait. Ma fille. Il partageait. Il priait pour moi. Mais certaines vies sont un calvaire, une chute sans fin que seule la mort peut venir interrompre. Peut-être la mort est-elle un retour à la douceur, au calme d'avant la naissance, une résurrection puisqu'elle efface toute douleur, qu'elle est mise en sommeil, peut-être même en attente. On ne veut plus rien, plus rien ne vous manque. On est au bout. On a fait tout le chemin.

- Comprenez-vous, cher monsieur?

La mort est une grâce de Dieu. La part de Dieu. Il nous décharge du fardeau qui nous écrase. Il ferme nos plaies. Il nous protège, nous arrache au malheur, à celui que nous subissons ou, même si nous l'ignorons encore, à celui qui va inévitablement nous frapper.

_ Je voudrais vous persuader de cela, monsieur, pour votre fille. C'était votre fille, m'a-t-on dit?

Même pour celui qui ne croit pas, la mort garde ce sens-là : la fin des souffrances, de la peur, de l'errance. Le sommeil après le cauchemar, ou bien le repos qui devance la cruauté du réveil...

Je me suis dressé si brusquement qu'il a reculé.

- Vous l'avez vue vivante. Vous venez de me le dire, vous l'avez vue avant!

Il secouait la tête tout en regardant de part et d'autre de la chambre comme s'il avait cherché de l'aide ou une autre issue que la porte.

Son air traqué était un aveu.

Par saccades, comme si elles surgissaient d'une mémoire pareille à une source extérieure mais à laquelle j'avais accès, je visionnais de brèves scènes. Je voyais Ariane devant ce médecin qui la regardait, impassible, tendant vers elle ses mains longues et osseuses...

J'ai saisi ses poignets, je l'ai contraint à lever ses avant-bras, j'ai gardé ses mains déployées entre nous deux : ces mains-là l'avaient touchée, vivante, puis morte.

Il a essayé de se dégager. Je n'étais pas dans mon état normal. Je devais me calmer. Il allait appeler si je ne le lâchais pas.

- Elle vous a parlé, ai-je dit. Je le sais!

Je me suis appuyé à lui, tenant toujours fermement ses poignets.

On a ouvert la porte.

Ferrucci m'a repoussé, s'est libéré.

La propriétaire se signait, invoquait Dieu. Qu'est-ce qui se passait chez elle, maintenant? Elle allait me faire jeter dehors. Elle ne voulait pas de ça! D'ailleurs, elle allait fermer l'hôtel.

- Partez, m'a dit Ferrucci. Sinon, vous allez mourir, vous aussi.

J'ai ricané. La mort, n'était-ce pas la part de Dieu, le salut? Il est aussitôt sorti.

J'ai entendu la voix aiguë de Mme Antonini résonner dans le couloir : « Je ne veux pas qu'il meure chez moi ! Je ne veux pas de mort dans mon établissement! Pas de mort ici ! »

4.

JOËLLE est arrivée de Paris à leur demande.

— Je suis là, je suis venue, a-t-elle dit.

Elle passait et repassait devant la fenêtre. Les talons de ses chaussures, en frappant le parquet de la chambre, martelaient ma tête.

Qu'avais-je à faire avec cette jeune femme dont je reconnaissais à présent le tailleur de soie noire. « Comment le trouves-tu, Jean-Luc, ça me va, tu crois? Pas trop sévère, pas trop triste, ce noir? » m'avait-elle demandé, autrefois, dans l'une de ces boutiques où je l'accompagnais, cherchant un fauteuil pour m'y installer, lire le journal cependant qu'elle vaquait d'un rayon à l'autre, entrait dans la cabine d'essayage, m'interpellait, et, l'apercevant derrière le rideau entrouvert, en soutien-gorge et culotte, j'avais souvent éprouvé du désir et de l'orgueil, une satisfaction de propriétaire qui me faisait replier mon journal, me lever, passer la tête dans la cabine pour montrer que cette femme était avec moi, à moi.

Dans quelle autre vie avais-je ressenti cela?

C'était la même jeune femme aux cheveux mi-longs, au pantalon serrant son ventre plat. Le chemisier blanc à col ouvert laissait voir son cou sans une ride, la naissance de ses seins. Mais où était mon émotion? Noyée, perdue.

Le visage de Joëlle avait cette rude netteté de lignes sécantes que rien n'empâtait.

On avait bandé le visage d'Ariane et ses joues en paraissaient toutes gonflées.

Joëlle ne cessait de parler.

Je me souvenais de cette voix haut perchée, au ton cassant, autoritaire, qui ressemblait à son profil, à son corps mince aux épaules larges mais qu'on imaginait osseux parce qu'elle avait une façon brusque de se mouvoir, de marcher comme si elle avait voulu enfoncer ses talons dans le sol.

Et ils continuaient de trouer ma tête à chaque pas qu'elle faisait. A Paris, Clémence avait téléphoné plusieurs fois par jour, disait-elle. Puis son avocat, puis elle à nouveau. Naturellement, Joëlle n'avait rien dit : « Tu penses bien ! D'ailleurs, jusqu'à hier matin, j'ignorais où tu étais. »

Mais il fallait comprendre Clémence, même si elle s'était montré dure, impitoyable. « Oui, je sais, avec tous : avec Ariane, avec toi. J'imagine ce que tu ressens. Après tout, elle a abandonné sa fille... » Joëlle n'oubliait rien de tout cela, répétait-elle, mais Clémence n'en demeurait pas moins la mère d'Ariane. « Tu ne peux pas la punir de cette façon. Tu devrais le lui dire. Tu la connais, elle ne te lâchera pas. C'est une obsessionnelle. Et elle doit souffrir, mais oui : qui ne souffre pas d'une chose pareille?»

Cette « chose », c'était le corps d'Ariane.

Joëlle ouvrit la fenêtre.

Quel temps!

Elle évitait de me regarder.

- Nous avons été très secoués. Au moment de l'atterrissage, un orage a éclaté sur Milan. Tout était noir. J'ai pensé : que Dieu décide! On est indifférent, dans ces moments-là, tu ne trouves pas?

Brusquement, elle vint près de moi, s'assit sur le bord du lit, se pencha, chuchota qu'elle m'aimait, que c'était pour cela qu'elle n'avait pas eu peur : parce qu'elle avait la certitude qu'elle devait me retrouver ici; même s'il y avait eu un accident, elle était sûre d'en réchapper, elle aurait été la seule survivante, car elle savait que j'avais besoin d'elle, si grande est la force que donne la passion ou la foi. « Mais c'est la même chose, Jean-Luc. J'ai foi en toi, en nous!»

Elle dut embrasser cette vitre derrière laquelle je me trouvais. Elle dut y écraser ses lèvres, tout comme j'y appuyais les miennes en ne sentant qu'un froid minéral.

Elle pesait sur moi. Son parfum entêtant m'étouffait.

- Tu es malade, dit-elle en me touchant le front. Le docteur Ferrucci le pense aussi. C'est un homme charmant, dévoué.

Elle passa dans le couloir. Je l'entendis chuchoter. J'aperçus Mme Antonini et le docteur Ferrucci qui jetaient un coup d'oeil à l'intérieur de la chambre. Cette voix plus grave, ce devait être celle du lieutenant de carabiniers.

J'ai pensé que je pouvais en quelques pas rejoindre ce ciel gris.

- Ne reste pas là, reprit Joëlle en rentrant. Nous avons juste le temps.

Elle m'éloigna de la fenêtre. J'allais prendre froid, murmura-t-elle en m'aidant à passer mon imperméable.

- Nous sommes prêts, dit-elle en ouvrant en grand la porte de la chambre comme pour clamer sa victoire : moi, debout, une valise à la main, ma casquette enfoncée jusqu'aux sourcils, la ceinture de mon imperméable serrée; moi, redevenu semblable à eux tous.