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- Tu aurais pu te raser, me chuchota-t-elle.

- Peut-être aurai-je le temps de le faire à Milan, avant d'embarquer?

Elle avait demandé à Arnaud de venir nous attendre à Roissy. Pendant le trajet jusqu'au siège de Continental, notre journal, il m'exposerait l'objet de la réunion qu'elle avait maintenue pour le soir même. Car elle était sûre - elle serrait mon poignet - que je serais rentré. Je n'étais pas homme à baisser les bras. Elle me connaissait!

Tout en avançant dans le couloir de l'hôtel, sans lâcher mon bras, elle citait le nom des participants à cette réunion mensuelle d'orientation : Vincent, Joan, Cariniac, Georges Louvain, Bedaiev, Nouridine. Nous recevions Torane. Arnaud avait assuré qu'on ne pouvait décommander le ministre.

- La réunion se serait tenue sans toi, Jean-Luc. Mais, en l'absence du directeur, quel en aurait été le sens? Torane n'aurait pas compris... Tu dormiras dans l'avion. Je suis sûre que ça ira. Il faut se remettre debout le plus vite possible. C'est toi qui dis toujours ça...

Moi?

J'essayais de retenir ce moi qui voulait fuir, glisser comme un corps jeté dans le lac. Et, une fois la vase retombée, quand les herbes et les algues oscillent à nouveau, enlaçant ce corps, viennent alors les longs poissons noirs.

- Ça ne va pas, Jean-Luc? s'enquit Joëlle.

Ils sont tous au courant, reprit-elle. Bien sûr, Arnaud a averti Torane, qui a proposé d'annuler, mais c'était trop important pour le journal. Au demeurant, Torane y tenait aussi; autrement, la rencontre eût été remise de plusieurs semaines. Il aurait donné son entretien ailleurs... De toute façon, la vie continue, Jean-Luc !

Des petites plaies sur tout le corps, avait dit l'homme. Des morsures, des piqûres. Et ces femmes qui avaient disparu dans le lac en 1945, dont on n'avait jamais retrouvé la trace, hormis ces manteaux de fourrure que le courant avait rejetés sur les berges.

Le lac était ce grand lieu d'échange, de transmutation de la vie en mort, de la mort en vie.

Dans le hall de l'hôtel se tenaient le lieutenant de carabiniers, Mme Antonini et le docteur Ferrucci. Ils nous entourèrent.

- Courage, dit Mme Antonini. Le beau temps reviendra, ici et dans votre vie. Elle allait prier.

- Bonne route. Les chaussées sont encore glissantes, mais tout est dégagé, précisa l'officier en s'inclinant.

Ferrucci me tendit la main. Je devais voir un médecin dès mon arrivée. Un coup comme celui que j'avais reçu pouvait tout dérégler. « Vous comprenez : nous sommes si fragiles, nous n'aimons pas les chocs. » Il me prit l'épaule et chuchota : « Je n'ai rien à vous dire, je vous assure. C'était le bout du chemin. Personne ne pouvait plus rien. Ni moi ni vous : personne. Pour elle, il n'y avait que cette issue. La part de Dieu, je vous l'ai dit. »

5.

QUELQUES heures durant, j'ai cru que j'avais laissé dans le cimetière de Dongo, avec le corps d'Ariane, son souvenir.

Je me suis rasé à l'aéroport de Milan. Je retrouvais mon visage comme si la vitre qui m'empêchait de voir et de me voir s'était brisée. L'alcool de l'eau de toilette brûlait ma peau. Je regardai mes doigts, massai mes joues. Ce qui me séparait de moi s'était dissous.

Joëlle me faisait un signe et je la rejoignis devant le rayon de cigares du Free Tax. J'avais de nouveau envie de fumer.

Je me suis assoupi dans l'avion et, au moment où nous amorcions notre descente sur Roissy, Joëlle m'a indiqué que j'avais dormi comme un enfant.

J'ai entendu cette phrase et songé au docteur Ferrucci. Le sommeil après le cauchemar, avait-il dit.

Déjà Arnaud me serrait aux épaules, m'entraînait dans le parking. Joëlle marchait derrière. Je m'installai sur la banquette arrière.

« J'ai pris la place du mort », a-t-elle lancé, en s'asseyant près d'Arnaud. Celui-ci a démarré si vite qu'elle n'a pas eu le temps de regretter ce qu'elle avait dit. Les pneus ont crissé et j'ai été projeté contre la portière.

Le bras par-dessus son siège, Joëlle a cherché ma main, et j'ai saisi ses doigts. Elle s'excusait, bien sûr. Mort, morte, étaient-ce des mots qu'on ne pourrait plus employer?

Allons, allons, tout allait bien. Chaque chose à sa place. La machine s'était remise en route. Combien d'exemplaires vendus du dernier numéro du journal? ai-je demandé. Où en était le projet de nouvelle maquette?

Lorsque nous étions contraints de nous arrêter, bloqués sur le périphérique par les embouteillages, Arnaud se tournait vers moi. Je devinais son anxiété. « Ça va? » me demanda-t-il à deux ou trois reprises. Je lui tapais du bout des doigts sur l'épaule afin qu'il redémarre. J'étais pris dans le flot avec les autres.

J'allais comme autrefois m'asseoir dans la salle de conférences du journal, poser la première question à notre invité, puis Arnaud, Carignac, Bedaiev, Joan, Louvain l'interrogeraient chacun à son tour. Torane, m'expliquait Arnaud, nous réserve le détail de ses projets de réforme. Pourrais-je écrire mon éditorial du lendemain? La décision avait été prise de faire un numéro spécial. Étais-je d'accord?

Arnaud rentrait la tête dans les épaules comme s'il avait redouté ma réponse. Je me suis souvenu de l'attitude du docteur Ferrucci, j'ai revu ce sillon qui partageait sa nuque rasée. J'ai senti la nausée me submerger. J'ai abaissé la vitre, laissé mon bras pendre au-dehors, l'air me fouetter le visage.

Mais oui, mais oui, je me sentais très bien.

J'allais retrouver ma vie d'avant cette voix qui m'avait appelé de Dongo : « Vous êtes monsieur Duguet?»

J'avais aussitôt pensé à Ariane et je me souviens qu'à cet instant j'avais prié, quelques mots à peine, car la voix avait repris : « C'est délicat, monsieur Duguet... »

Ce que j'avais appréhendé depuis trois ou quatre ans, ce malheur subit qui frapperait Ariane, s'était donc produit. Je l'ai su avant que la voix ne me l'explique.

- Je pars, avais-je lancé à ma secrétaire. Qu'Arnaud prenne toutes les décisions.

- Un problème, monsieur? Grave?

Elle avait couru à mes côtés dans le couloir. « Votre fille? » avait-elle demandé en soufflant.

Ils savaient tous, au journal. Comme moi.

- Ma fille, oui. Il fallait bien, un jour ou l'autre...

Derrière le hublot, son visage poupin. Le drame avait eu lieu. Je ne craindrais plus le pire, désormais.

Peut-être qu'à certains moments de la journée, quand j'hésiterais sur un mot, surgirait une image fugitive. Je chercherais en vain à la situer : voyons, c'était...

Sur une route de campagne, au bord d'un fleuve. Ariane apprenait à faire du vélo. Nous étions seuls, déjà, Clémence partie. Je criais : « Plus vite, plus vite, tu ne garderas l'équilibre que si tu prends de la vitesse ! Fonce, fonce ! »

La vie avait été si vite, elle.

Je n'aurais plus, comme durant ces quelques années où je l'avais perdue, incapable de savoir où et comment elle vivait, à hésiter à déclencher des recherches qui l'eussent conduite — je la connaissais ! — à s'enfoncer encore plus avant dans cette forêt inconnue où elle avait choisi de vivre loin de moi.

J'avais alors préféré attendre, rester à la lisière, espérant la revoir, recevoir une carte postale.

Ces années-là, c'est moi qui téléphonais à Clémence.

- Mais pourquoi veux-tu qu'Ariane m'appelle? Enfin, Jean-Luc, elle va avoir dix-sept ans ! Les filles aujourd'hui, à dix-sept ans... Je crois que tu ne te rends pas compte...

J'avais rencontré Roy, un photographe italien avec qui, je l'imaginais, elle avait vécu quelques mois. C'était il y a trois ans déjà. Il m'avait préparé un café dans son atelier, rue de la Gaîté, au milieu des photos qui séchaient.

- Ariane? Il avait levé le pouce. Solide, disait-il, du chien! Elle en veut. Elle en aura. Elle a ce qu'il faut : le cul et la tête!