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Je n'aurais plus à écouter ça, je n'aurais plus à serrer mes poings dans mes poches pour ne pas me ruer sur ce type pareil à une silhouette sur une affiche : chemise à carreaux, col ouvert, peau bronzée, pantalon de toile, allant à grands pas, gesticulant des bras tandis qu'il parlait.

Tout serait dorénavant plus simple, puisque les choses étaient allées à leur terme.

Au journal, j'ai gagné ma place habituelle dans le cercle, assis à droite du ministre Torane. Il s'est penché vers moi. Il avait appris. Il comprenait tout ce que cela devait signifier pour moi. Cette fin de siècle était si difficile pour les jeunes : notre société si vide de sens, n'est-ce pas? C'est notre devoir de tenter quelque chose, d'ouvrir une issue.

Il n'y avait que cette issue, avait dit le docteur Ferrucci : la part de Dieu.

Torane toussotait. J'ai posé la première question.

A quel moment les voix se sont-elles éloignées, devenant ce murmure, ce bruit de vagues frappant la berge?

J'ai eu envie de m'allonger là, afin que cette vague me roule, m'engloutisse, me fasse disparaître. Et j'ai senti que j'allais tomber, que ma tête allait m'entraîner en avant.

Quelqu'un - Arnaud? - me secouait par l'épaule. « Tu conclus ? » demandait-il à voix basse.

J'étais assis en face de Joan Finchett. Elle avait moins de trente ans. Peut-être ne l'avais-je pas embauchée, comme je l'avais cru et prétendu, parce qu'elle était diplômée de Harvard, qu'elle avait déjà, quatre ans durant, enquêté pour un magazine de New York sur les personnalités du monde des affaires, mais parce que je souffrais, chaque fois que je la regardais, comme si elle avait incarné un rêve impossible : Ariane dont j'avais imaginé qu'elle travaillerait un jour avec moi au journal. N'avait-elle pas dit, mais il y avait si longtemps qu'il s'agissait d'une autre vie : « Je ne te quitterai jamais, papa, tu le sais. »

Je m'étais moqué d'elle tout en pensant : « Pourquoi pas? »

J'ai regardé Joan. Je me suis levé en m'appuyant aux accoudoirs du fauteuil.

— Ariane est morte, ai-je dit. Je veux savoir qui a tué ma fille.

6.

J'AVAIS parlé comme un fou.

Qui d'autre qu'un dément peut proférer tout à coup ce qu'il ressent en oubliant l'endroit où il se trouve, incapable de dissimuler ses émotions?

Cachant mon visage dans mes paumes, j'ai sangloté, peut-être déjà de honte d'avoir exhibé malgré moi mon désespoir, violé les règles et coutumes de la tribu. Je devinai qu'ils quittaient rapidement la salle de réunion, silencieux et gênés.

J'avais été impudique, j'avais clamé ce qu'il faut taire. J'avais mis la mort devant eux, au beau milieu de la pièce. J'avais parlé de crime, puisqu'on l'avait tuée. Et de l'avoir dit à voix haute avait achevé de me persuader qu'en effet on avait assassiné Ariane et qu'il me fallait démasquer ses meurtriers.

- Vous avez besoin de soins, cher ami, avait dit Torane. Une assistance médicale est indispensable après un tel choc.

Il avait touché mon épaule et y avait laissé longuement sa main en signe d'amitié et de compréhension.

J'avais beau deviner ses intentions, je ne ressentais qu'un poids de plus en plus insupportable.

Je crois que je me suis mis à hurler, à gesticuler, répétant qu'Ariane était morte; puis je me suis à nouveau tassé.

Ils m'ont traité comme un malade, presque comme un fou. Ils disaient entre eux que je ne pouvais plus raisonner, que le chagrin m'avait aveuglé, que j'avais un comportement chaotique, passant de l'abattement à l'exaltation.

- Il est devenu imprévisible, confiait Joëlle. Il fait peur. Je ne le reconnais plus.

Je ne voulais pas reconnaître cet homme qui avait laissé tuer sa fille, qui, durant des années, avait pu accepter de ne pas la voir, de ne pas savoir où elle était, ce qu'elle faisait, les gens qu'elle côtoyait, cet homme qui avait été incapable de trouver les mots et les gestes pour la retenir, se faire comprendre d'elle, cet homme qui avait dilapidé son temps à écrire des articles, à commenter des événements, à analyser des rencontres, G7 ou conférence des ministres à Bruxelles, à présenter des projets, à créer, à défendre des journaux, à être heureux parce que leur tirage augmentait, cet homme qui avait été impuissant à la protéger.

Je haïssais cet homme-là, moi.

J'aurais voulu lui arracher la peau, changer de corps et de visage.

Plus tard, quand j'ai émergé du sommeil, Joëlle me confia qu'aux moments les plus difficiles — « Tu en as eu de terribles, chéri, vraiment! Tu nous as tous effrayés » —, il avait fallu m'attacher les bras. « Tu te griffais le visage, tu voulais te mutiler. Qui sait de quoi tu aurais été capable. »

A présent j'allais mieux, n'est-ce pas?

Ils me demandaient de les rassurer. Je devais à nouveau rentrer dans le bal, prendre leurs mains afin de sauter en cadence.

Les désespérés sont des empêcheurs de danser en rond.

Un désespoir qui se prolonge est une maladie. Les bien portants oublient. Ceux qui s'obstinent à se souvenir, on les enferme.

J'ai donc donné le change comme un prisonnier qui se maquille et se travestit pour faire la belle.

Je souriais, les écoutais en approuvant de la tête.

Je répondais avec précision aux rares questions du psychiatre. Était-il dupe? Il m'observait, les doigts appuyés à ses lèvres, le plus souvent silencieux. Je résistais autant que je pouvais au désir de combler ce vide entre nous. De parler, se livrer, avouer que je voulais retourner là-bas et draguer toute la vase afin de comprendre pourquoi Ariane s'était retrouvée morte, le corps ligoté d'herbes et d'algues rouies.

Je me taisais pourtant ou bien parlais de mon enfance, de mon père qui - j'avais à peine une dizaine d'années - nous avait abandonnés, ma mère et moi, pour une jeune femme qui, peu après, s'était suicidée. Ma mère avait refusé de lui rouvrir sa porte, préférant vivre seule, et je n'avais pas été autorisé à le revoir.

Je savais que cet homme qui se tenait près du portail, le dos appuyé à la façade, bras croisés, qui ne bougeait pas quand nous traversions la rue, c'était lui.

Quand j'ai pris la décision d'aller à sa rencontre, il n'était plus là.

Je l'avais manqué.

- C'est lui qui vous a manqué, murmura le psychiatre.

Puis, tout en se levant, il ajouta : « Vous voulez tuer le Minotaure? Soyez prudent. »

7.

COMMENT ce médecin avait-il su ce que je n'osais m'avouer? Ce désir de tuer comme on avait tué Ariane. Que lui avais-je confié, durant ce long sommeil de plusieurs jours où l'on m'avait plongé à mon entrée en clinique, pour qu'il devine que je jouais avec ces mots interdits : tuer, se tuer, être tué, que j'égrenais comme on fait d'un chapelet? Lui avais-je dit que ces petits mots s'agrippaient à chacune de mes pensées, qu'ils avaient envahi mes rêves et mes cauchemars comme ces plantes sauvages que le vent répand dans les champs ou à la surface de l'eau, et qui bientôt recouvrent tout? Que, dans l'immobilité et l'isolement auxquels on m'avait contraint, il me semblait que tuer était le principe secret de toute vie, celui qu'on dissimule, qu'il ne faut à aucun prix dévoiler sous peine de mettre fin à la comédie qui permet justement de vivre, sous peine de désespérer les enfants, les naïfs, tous ceux qui ne peuvent imaginer que le meurtre soit le ressort du monde?

Avais-je livré cette pensée au médecin?

Lui avais-je parlé de ce livre à couverture jaune que je lisais, enfant, dans le jardin de la maison où nous habitions alors, sur la route de Fontainebleau à Avon?

Depuis que mon père nous avait quittés, les herbes folles avaient envahi les pelouses et les allées. Elles étaient aussi hautes que moi et, en les écartant comme on fait d'une eau trouble au cours de la baignade, je me blessais : de fines, d'imperceptibles entailles au bord des paumes et le long des doigts, car ces hautes herbes étaient râpeuses et tranchantes. J'allais jusqu'à un massif de lauriers. Je m'accroupissais, caché par la végétation. Je laissais la voix de ma mère se perdre : « Jean-Luc, Jean-Luc ! » criait-elle. J'entendais son pas fouler les herbes. Je devinais sa silhouette. Je me couchais sur la terre meuble, le corps presque recouvert par ces feuilles et ces tiges exubérantes, humides, car le temps était souvent à la pluie.