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Ma mère me prenait enfin contre elle, secouait du plat de la main mes vêtements, arrachait les plaques de boue collées à mes cuisses, les herbes mêlées à mes cheveux. Elle se désolait, s'inquiétait, remarquant ces coupures, ces piqûres, ces petites plaies qui, comme des coups de griffes, striaient la peau de mes cuisses, mes bras et mes mains, parfois mon front et mes joues.

Elle m'entraînait jusqu'à la maison : elle devait sortir, elle ne voulait pas que je reste au jardin en son absence. Mais, dès que le portail grinçait, je me précipitais, le livre à couverture jaune serré contre ma poitrine, haletant à l'idée de retrouver dans le parfum des lauriers, au bout de ce cheminement dans l'herbe haute, l'histoire de ces sept jeunes filles et de ces sept jeunes hommes qu'on allait conduire sur une île pour les livrer au Minotaure, afin qu'il les tue. C'est là, dans ce jardin, sous les lauriers, que j'ai été initié au meurtre, que j'ai pour la première fois entrevu ce principe secret qui, maintenant, m'aveugle.

Dans les journaux que Joëlle laisse dans ma chambre à mon intention, je trébuche à chaque page sur des corps. Le monde a le visage d'Ariane, figé et gonflé derrière la vitre de son hublot. J'enfouis les journaux dans la table de nuit et, du bout des doigts, j'effleure la Bible à la couverture marquée du corps d'un crucifié.

Tuer.

Dans le jardin de notre maison, j'ai été Thésée qui, à un détour du labyrinthe, va transpercer de sa lame le monstre à corps de taureau et à visage d'homme.

J'ai été Thésée qu'Ariane sauve en le guidant dans le dédale obscur.

J'ai été le maudit, l'orgueilleux Thésée qui, sur le chemin du retour, oublie de hisser la voile blanche qui doit annoncer à son père la victoire. Le vieil homme n'apercevra que la toile noire gonflée par le vent, la voile du Deuil.

J'ai été Thésée dont le père se précipite du haut d'une falaise, persuadé de la mort de son fils.

Je restais agenouillé dans les herbes, la tête plongée dans le livre. Puis je rampais jusqu'à la clôture de notre jardin, espérant entr'apercevoir la silhouette adossée à la façade, mon père, qui nous attendait et nous guettait, auquel je n'avais pas le droit de parler.

Puis je m'étais décidé un jour à violer l'interdit, à défier ma mère. Seulement, mon père avait disparu.

Du haut de quelle falaise s'était-il jeté? Quelle voile blanche avais-je oublié de hisser? Quel signal avait-il attendu en vain?

Avais-je livré ces souvenirs au médecin?

Lui avais-je dit que je n'avais retrouvé trace de ce livre dans ma mémoire qu'au moment où Clémence m'avait annoncé qu'elle était enceinte, qu'elle refusait tout à la fois cet enfant et l'avortement?

- Je suis trop jeune, Jean-Luc, m'avait-elle posément expliqué. Je ne veux pas me mutiler et je ne veux pas être étouffée. Sache que je suis et veux rester libre. Tu t'occuperas de cet enfant. Je le fais, ce sera tout.

Comment aurais-je pu prendre au sérieux de tels propos?

Clémence avait alors vingt ans, moi vingt-six. C'était en 1974. Clémence était si frêle, avec des attaches si fines qu'on aurait pu croire qu'elle allait chanceler à chaque pas.

Durant toute sa grossesse, elle avait porté des tenues noires, amples comme des sacs d'où sortaient ses bras graciles, son long cou et ce visage où se concentraient toute son énergie, sa dureté, sa volonté. A cela, j'aurais dû prêter attention : ce visage était comme un bloc taillé à coups de burin, aux angles vifs. Je n'avais jamais pu soutenir longtemps son regard.

Elle avait porté son ventre plein comme s'il ne lui appartenait pas et je n'avais jamais été autorisé à le toucher. Lorsque je tendais la main vers elle, elle reculait avec une expression de dégoût, comme si nous n'avions pas connu cette furie joyeuse qui nous avait précipités l'un vers l'autre, nous faisant oublier que nous étions si différents.

J'avais été blessé par ce rejet et, tout au long de sa grossesse, j'avais multiplié les reportages, me contentant de lui téléphoner. Mais même ces questions venues de loin paraissaient l'importuner. Mais oui, elle allait bien! La prochaine fois, que je tienne compte du décalage horaire! Il était six heures à Paris, six heures, Jean-Luc... Elle détestait être réveillée, ne le savais-je pas?

A mon retour, elle ne me parlait que du rôle qu'elle avait obtenu, de la pièce qu'elle interpréterait quand elle serait « délivrée ». Ce mot, elle aimait à le répéter. Comme il était juste! disait-elle. Jamais elle n'en avait mieux compris le sens qu'à ce moment. Les hommes ne mesuraient pas à quel point ce corps d'enfant qui vous envahissait était pesant, encombrant. Parfois, elle avait le sentiment qu'il lui obstruait la gorge. Elle n'arrivait pas à poser sa voix. Qu'on la délivre, vite! Après, Jean-Luc, ce sera ton tour...

Quand il m'a fallu donner un nom à ce corps qu'une infirmière plaçait sous un robinet afin de le laver, le tenant d'une main par les chevilles comme un petit animal qu'on vient de prendre au piège, j'ai dit : Ariane.

Je n'ai pas raconté à Clémence ce que Thésée avait représenté pour moi dans le jardin de hautes herbes de mon enfance.

Clémence ne m'avait d'ailleurs pas questionné. Ariane? Pourquoi pas, avait-elle dit. Elle riait. Elle aurait peut-être préféré Phèdre, mais il s'agissait bien de deux soeurs, n'est-ce pas? On restait dans le théâtre, la tragédie. Je n'ai pas relevé ce dernier mot. Pouvais-je alors imaginer?...

- Bon, avait ajouté Clémence. Maintenant, laisse-moi travailler, Jean-Luc, j'ai tellement perdu de temps avec tout ça!

Tout ça : Ariane, moi.

Au bout de dix ans, elle m'avait dit que, décidément, elle ne pouvait pas, elle ne pouvait plus. J'avais assumé l'essentiel de cette enfant, elle le reconnaissait, mais elle avait besoin de davantage de liberté encore. Elle aimait Ariane, elle allait souffrir de ne plus la voir chaque jour, mais elle avait trente ans déjà. Pour elle, c'était maintenant ou jamais.

Je me suis retrouvé seul avec Ariane.

Qu'ai-je su d'elle au cours de ces sept ou huit années que nous avons vécues ensemble?

Ma mère avait-elle jamais appris qu'à l'instant où elle refermait le portail, je retournais dans les herbes, sous les lauriers, même si la pluie tombait à verse? Ma mère avait-elle imaginé combien j'avais sangloté lorsque j'avais lu pour la première fois que le père de Thésée s'était tué en découvrant la voile noire, en imaginant la mort de son fils?

Elle s'était contentée de signer mes cahiers chaque samedi, de veiller à ce que, chaque soir, je me lave les dents et à déposer chaque matin, au pied de mon lit, des vêtements propres et repassés.

Ma mère dévouée.

J'avais agi avec Ariane comme ma mère l'avait fait avec moi.

Je n'avais pas cherché à savoir dans quel labyrinthe Ariane allait entrer, quel Minotaure elle allait devoir affronter.

Veut-on, peut-on savoir ce que l'autre risque?

Qui ose se pencher sur le gouffre des désirs d'autrui?

Mais Ariane était morte et j'avais vu son visage.

Le psychiatre m'avait raccompagné jusqu'à la porte de son cabinet. Joëlle m'attendait au salon et, à sa vue, j'eus un sourire, mais c'était comme si ma peau glissait sur mes os pour dessiner cette expression, creuser ces rides, montrer mes dents sans que je ressentisse la moindre joie.

- La tempête est passée, je crois, conclut le médecin. Je vous le rends.

Je remerciai. Je murmurai que je me sentais apaisé. Je montrai mon calme.

Il me fallait leur faire croire que j'étais une eau tranquille, que la vase s'était à nouveau déposée au fond, que j'avais réappris la pudeur, que je saurais taire ma douleur, faire silence sur le principe criminel de la vie, que j'allais marcher d'un pas régulier sur la berge sans me souvenir du corps d'Ariane que l'homme avait laissé glisser de sa drague aussi lentement qu'il avait pu.