Cela ne changeait pas grand-chose dans le pays des Deux Rivières. Les champs devaient toujours être livrés aux semailles, les moutons tondus, les agneaux élevés. Tam eut des petits-enfants, filles et garçons, à faire sauter sur son genou avant qu’il soit couché en terre auprès de son épouse, et la vieille maison de ferme s’agrandit de nouvelles pièces. Egwene devint Sagesse[2] et la plupart estimaient que son habileté surpassait de beaucoup celle de l’ancienne Sagesse, Nynaeve al’Meara. C’était aussi bien, car ses soins qui opéraient de façon tellement miraculeuse sur d’autres parvenaient tout juste à tenir en échec la maladie qui rongeait apparemment Rand en permanence et à le garder en vie. Ses accès de mélancolie s’aggravèrent, empirèrent, et il proclamait avec fureur que cette vie n’était pas ce qu’elle aurait dû être. Egwene commença à avoir peur quand ces accès le prenaient, car d’étranges choses parfois se produisaient quand il était au plus profond de la dépression – des orages dont elle n’avait pas prévu l’apparition en écoutant le vent, des incendies de forêt – mais elle l’aimait, le soignait et le maintenait sain d’esprit, ce qui n’empêchait pas certains de prétendre entre leurs dents que Rand al’Thor était fou et dangereux.
À sa mort, il resta assis de longues heures près de sa tombe, sa barbe parsemée de fils gris trempés de larmes. Sa maladie l’attaqua de nouveau et il dépérit ; il perdit les deux derniers doigts qui restaient à sa main droite et un sur sa gauche, ses oreilles ressemblaient à des cicatrices et les gens marmonnaient qu’il sentait une odeur de décomposition. Son humeur s’assombrit.
Pourtant, quand arrivèrent les terribles nouvelles, personne ne refusa d’accepter sa présence parmi les autres. Des Trollocs, des Évanescents et des choses inimaginables avaient surgi de la Grande Dévastation et les nouveaux maîtres du monde étaient en pleine déroute malgré les immenses pouvoirs dont ils disposaient. Rand prit donc Tare qu’il pouvait utiliser avec les doigts qui lui restaient et partit en traînant la jambe avec ceux qui marchèrent au nord vers la rivière Taren, hommes de tous les villages, fermes et lieux-dits des Deux Rivières, avec leurs arcs, leurs haches, les épieux et les épées qui rouillaient dans les greniers. Rand était également armé d’une épée, avec un héron gravé sur la lame, qu’il avait découverte après la mort de Tam, bien qu’ignorant comment s’en servir. Des femmes les accompagnaient, portant sur leur épaule ce qu’elles avaient déniché comme armes, marchant à côté des hommes. Quelques-unes riaient, en disant qu’elles avaient le curieux sentiment d’avoir déjà fait cela auparavant.
Et au bord de la Taren, les gens des Deux Rivières rencontrèrent les envahisseurs, rang après rang à l’infini de Trollocs commandés par des Évanescents cauchemardesques sous une bannière d’un noir mat qui semblait absorber la clarté. Rand vit cette bannière et crut que la folie s’était de nouveau emparée de lui, car il avait l’impression que c’était pour cela qu’il était né – pour lutter contre cette bannière. Il dirigea vers elle chacune de ses flèches, aussi droit au but que son adresse et le vide le permettaient, sans se soucier des Trollocs qui se frayaient un passage de l’autre côté de la rivière – ni des hommes ou des femmes qui mouraient autour de lui. C’est un de ces Trollocs qui le transperça d’un coup d’épée avant de s’enfoncer plus avant dans le pays des Deux Rivières, à grandes enjambées, hurlant en quête de sang à répandre. Et tandis qu’il gisait sur la berge de la Taren, regardant le ciel s’assombrir en plein midi, reprenant de plus en plus lentement son souffle, il entendit une voix dire : J’ai encore gagné, Lews Therin. Clic.
La flèche et le cercle se détortillèrent en parallèles curvilignes, et il se remit à combattre.
La voix de Vérine. « … ce qu’il faut. Quelque chose… »
Le Pouvoir se déchaînait.
Clic.
Tam tenta de réconforter Rand quand Egwene tomba malade et mourut juste une semaine avant leur mariage. Nynaeve s’y essaya aussi, mais elle-même était ébranlée, car en dépit de l’étendue de son savoir elle n’avait aucune idée de ce qui avait tué la jeune fille. Rand était resté assis devant la maison d’Egwene pendant son agonie et il ne voyait pas dans quel endroit du Champ d’Emond il aurait pu aller sans l’entendre encore hurler. Il comprit qu’il ne pouvait pas continuer à demeurer là. Tam lui donna une épée dont la lame portait l’estampille d’un héron et, bien qu’avare de renseignements sur la façon dont pareil objet était parvenu entre les mains d’un berger des Deux Rivières, il enseigna à Rand comment s’en servir. Le jour de son départ, Tam lui confia une lettre qui, dit-il, pouvait faire admettre Rand dans l’armée d’Illian et il l’embrassa en ajoutant : « Je n’ai jamais eu d’autre fils, ni souhaité en avoir un autre. Reviens avec une épouse comme je l’ai fait, si tu peux, mon garçon, mais reviens de toute façon. »
Seulement Rand se fit voler son argent à Baerlon, ainsi que sa lettre d’introduction et peu s’en fallut que son épée subisse le même sort, et il rencontra une femme appelée Min qui lui dit tant de folies le concernant qu’il décida de quitter la ville pour la fuir. Ses errances l’amenèrent finalement à Caemlyn et là son habileté à l’épée lui conquit une place parmi les Gardes de la Reine. Parfois, il se retrouvait en train de contempler la Fille-Héritière Élayne et, à ces moments-là, il était assailli par la bizarre pensée qu’il devait y avoir quelque chose de plus dans sa vie. Élayne ne le regardait pas, bien sûr ; elle avait épousé un prince tareni, bien qu’elle ne parût pas heureuse de ce mariage. Rand n’était qu’un soldat, jadis berger dans un petit village tellement éloigné vers la frontière de l’ouest que seuls des traits sur une carte le reliaient vraiment au pays d’Andor. D’ailleurs, il avait une réputation inquiétante d’homme sujet à des accès de violence.
D’aucuns disaient qu’il était fou et, en temps ordinaire, peut-être même que son habileté à l’épée ne lui aurait pas permis de rester dans la Garde Royale, mais l’époque n’était pas ordinaire. Les faux Dragons se multipliaient comme de mauvaises herbes. Chaque fois qu’il y en avait un d’abattu, deux autres se proclamaient, sinon trois, de sorte que toutes les nations étaient déchirées par la guerre. Et l’étoile de Rand grandit, car il avait appris le secret de sa folie, un secret qu’il savait devoir garder et qu’il garda. Il était capable de canaliser. Il y a des lieux, des moments, au cours d’une bataille, où un peu de canalisage, pas assez puissant pour être remarqué dans la confusion, pouvait faire tourner la chance. Parfois, il obtenait des résultats, ce canalisage, et d’autres fois non, mais il réussissait assez souvent. Rand se savait fou et s’en moquait. Une sorte de dépérissement l’avait atteint et il ne s’en souciait pas non plus, ni personne d’autre, car la nouvelle était arrivée que les armées d’Artur Aile-de-Faucon étaient revenues reconquérir le pays.
Rand conduisait mille hommes quand les Gardes de la Reine franchirent les Montagnes de la Brume – jamais ne l’effleura l’idée de faire un détour pour revoir les Deux Rivières ; il n’y pensait plus que bien rarement – et il commandait la Garde quand les rescapés épuisés battirent en retraite à travers les Montagnes. Il se battit sur toute la longueur du territoire d’Andor et recula, au milieu de hordes de réfugiés en fuite, jusqu’à ce qu’il atteigne finalement Caemlyn. Bon nombre des habitants s’en étaient allés déjà, et beaucoup conseillaient à l’armée de reculer plus loin encore, mais Élayne était maintenant la Souveraine et elle jura qu’elle ne quitterait pas Caemlyn. Elle ne regarda pas son visage ravagé, dévasté par sa maladie, mais il ne pouvait pas l’abandonner et donc ce qui subsistait des Gardes de la Reine se prépara à défendre la Souveraine pendant que fuyait son peuple.