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Il rajusta son manteau, appréciant que les flambées soient sans chaleur car, dans le cas contraire, il aurait étouffé sous la laine noire le drapant jusqu’à terre. Tous ses vêtements étaient noirs. Les plis massifs de la cape occultaient sa façon de courber le dos pour tromper sur sa stature réelle et ne permettaient pas de deviner s’il était gras ou maigre. Il n’était pas le seul ainsi enveloppé dans une brassée d’étoffe.

Il examina en silence ses compagnons. La patience avait caractérisé une grande partie de sa vie. Immanquablement, s’il attendait et guettait assez longtemps, quelqu’un commettrait une erreur. La plupart des hommes et des femmes ici présents avaient apparemment la même philosophie ; ils regardaient, ils écoutaient ceux qui voulaient parler et restaient muets en écoutant. Il y a des gens qui ne supportent pas d’attendre ou de tenir leur langue et ainsi révèlent davantage qu’ils ne s’en rendent compte.

Des serviteurs circulaient parmi les assistants – svelte jeunesse aux cheveux d’or offrant du vin sans rien dire, avec un sourire et un salut. Jeunes hommes et jeunes femmes de même portaient des chausses collantes blanches et d’amples chemises également blanches. Et les uns comme les autres se déplaçaient avec une grâce troublante. Chacun d’eux était plus que le sosie des autres, les garçons aussi bien de leur personne que Tétaient les jeunes filles. Il doutait de parvenir à les différencier, lui qui était pourtant observateur et avait la mémoire des visages.

Une jeune fille souriante, vêtue de blanc, lui présenta son plateau chargé de gobelets de cristal. Il en prit un, encore que n’ayant aucune intention de boire ; refuser présentait le danger de paraître une marque de défiance – ou pire, et les deux options risquaient d’être mortelles ici, n’importe quoi pouvant être glissé dans une boisson. À coup sûr, certains de ses compagnons verraient sans objection diminuer le nombre de ceux qui voulaient rivaliser avec eux pour la conquête du pouvoir, quels que soient les malchanceux qui seraient éliminés.

Machinalement, il se demanda si les serviteurs ne devraient pas l’être après cette réunion. Les domestiques entendent tout. Comme la jeune femme au plateau se redressait après l’avoir salué, il croisa son regard au-dessus de ce charmant sourire. Un regard inexpressif. Des yeux vides. Des yeux de poupée. Des yeux plus morts que la mort.

Il frissonna tandis qu’elle s’éloignait gracieusement et porta le gobelet à ses lèvres avant de se rendre compte de son geste. Ce n’est pas ce qui avait été fait à la jeune femme qui lui donnait le frisson. Non, c’est qu’à chaque fois qu’il croyait déceler une faiblesse chez ceux qu’il servait à présent, il découvrait qu’il avait été devancé et la faiblesse supposée supprimée avec une précision impitoyable qui le laissait pantois. Et inquiet. La règle première de sa vie avait toujours été de rechercher le point faible, car chaque point faible était une faille lui permettant de sonder, de pénétrer, d’influencer. Si ses maîtres actuels, ses maîtres du moment, n’avaient pas de point faible…

Fronçant les sourcils sous son masque, il étudia ses compagnons. Du moins y avait-il là des points faibles à la douzaine. Leur nervosité les trahissait, même ceux qui avaient assez de bon sens pour surveiller leur langue. Une raideur dans le maintien de celui-ci, une certaine brusquerie dans la manière d’arranger ses jupes chez celle-là.

Il évalua qu’un bon quart d’entre eux n’avaient pas pris la peine de se dissimuler autrement qu’en portant les masques noirs. Leur habillement était amplement révélateur. Une femme était debout devant une tenture rouge et or, en train de parler à mi-voix avec quelqu’un drapé et encapuchonné de gris, dont il était impossible de dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Elle avait manifestement choisi cette place parce que les teintes de la tapisserie faisaient ressortir sa toilette. Doublement stupide d’attirer l’attention sur elle, car sa robe cramoisie, largement échancrée en haut par un décolleté plongeant révélant trop de chair et raccourcie en bas par un ourlet exposant des escarpins dorés, la désignait comme originaire d’Illian et fortunée, peut-être même de sang noble.

Pas loin de cette Dame d’Illian se tenait une autre femme, seule et admirablement silencieuse. Elle avait un cou de cygne et des cheveux noirs tombant en ondes soyeuses jusqu’au-dessous de sa taille, et elle restait le dos tourné vers le mur de pierre à tout observer. Aucune nervosité là, seulement un sang-froid empreint de sérénité. Fort louable, certes, mais sa peau cuivrée et sa robe au col montant, de teinte crème – ne découvrant que ses mains, cependant moulante et juste assez opaque pour laisser deviner et ne rien révéler – indiquaient clairement qu’elle appartenait à la plus haute aristocratie d’Arad Doman. Et à moins que l’homme qui se faisait appeler Bors ne se trompe grossièrement, le large bracelet d’or sur son poignet gauche portait les symboles de sa Maison. Ce devait être ceux de sa propre Maison ; aucune personne née Domani ne maîtriserait suffisamment son orgueil pour porter les sceaux d’une autre Maison. Pire que de la sottise.

Un homme en manteau caractéristique du Shienar, bleu ciel à haut collet, passa près de lui en le toisant d’un coup d’œil méfiant à travers les ouvertures de son masque. Son allure disait que c’était un soldat ; la rigidité de ses épaules, la façon dont son regard ne se posait jamais longtemps au même endroit et la manière dont sa main semblait prête à saisir une épée qui n’était pas là, tout le proclamait. Le Shienarien ne perdit guère de temps avec l’homme qui se faisait appeler Bors ; des épaules voûtées et un dos rond n’avaient rien de menaçant.

L’homme qui se faisait appeler Bors eut un ricanement intérieur quand le Shienarien continua sa route, avec une main droite qui se crispait et des yeux qui guettaient déjà ailleurs s’il y avait du danger. Il devinait tout d’eux, tant leur pays d’origine que leur classe sociale. Marchand et guerrier, roturier et noble. Du Kandor et du Cairhien, de la Saldaea et du Ghealdan. De toutes les nations et de presque tous les peuples. Son nez se fronça soudain de dégoût. Il y avait même un Rétameur, en chausses vert vif et cotte d’un jaune agressif. En voilà bien dont nous n’aurons nul besoin quand le Jour sera venu.

Ceux qui s’étaient déguisés ne s’en tiraient pas mieux, pour bon nombre d’entre eux, si camouflés qu’ils fussent dans leur cape. Il aperçut, au bas d’une tunique noire, les bottes à filigrane d’argent d’un puissant Seigneur de Tear et, sous une autre tunique, il entrevit les éperons d’or à tête de lion portés seulement par les officiers de haut rang dans les Gardes de la Reine d’Andor. Un garçon mince – svelte d’apparence même dans une tunique noire traînant jusqu’à terre et une cape grise anonyme fermée par une simple épingle d’argent – était aux aguets dans l’ombre des profondeurs de sa capuche. Il aurait pu être n’importe qui, natif de n’importe où… si ce n’était l’étoile à six branches tatouée sur la peau entre le pouce et l’index de sa main droite. Un natif du Peuple de la Mer, donc, et un coup d’œil à sa main gauche y repérerait les insignes de son clan et de sa famille. L’homme qui se faisait appeler Bors ne prit pas la peine de vérifier.

Soudain ses paupières se plissèrent comme son regard se fixait sur une femme enveloppée de noir au point qu’apparaissaient seulement ses doigts. Sur sa main droite il y avait un anneau d’or en forme de serpent se mordant la queue. Une Aes Sedai, ou au moins une femme formée à Tar Valon par les Aes Sedai. Personne d’autre ne porterait cet anneau. Qu’elle soit l’une ou l’autre ne présentait pour lui aucune différence. Il se détourna avant qu’elle ne remarque qu’il l’observait et, presque aussitôt, il repéra une autre femme drapée de noir de la tête aux pieds et portant l’anneau du Grand Serpent. Ces deux sorcières ne manifestaient en rien qu’elles se connaissaient. Dans la Tour Blanche, elles se tenaient comme des araignées au centre de leur toile, tirant les fils qui faisaient danser rois et reines, exerçant insidieusement leur influence. Qu’elles soient vouées à la mort éternelle ! Il se rendit compte qu’il grinçait des dents. Si leur nombre à tous devait diminuer – et c’était immanquable avant le Jour – il y en aurait dont la perte serait encore moins ressentie que celle des Rétameurs.