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– Fichez-moi la paix avec votre révolution. Il était entendu que votre carte de tribune devait nous servir à tour de rôle, vous avez manqué à votre parole, voilà tout!

Les deux amis, deux petits braves et honnêtes bourgeois, ex-boutiquiers à la retraite, se considérèrent une seconde avec des yeux terribles comme si chacun eût voulu faire peur à l’autre. Voyant qu’ils n’y réussissaient point, sans doute à cause de l’expérience qu’ils avaient de ce genre de querelle, ils se tendirent la main d’un même geste spontané.

– Nous sommes fous, Florent!

– Nous sommes fous, Barkimel!

– Ah! mon cher ami, quelle chose atroce que le transport de ce cadavre à la tribune avec son poignard dans le cœur! Une scène de la révolution, vous dis-je. J’ai vu une scène de la révolution!

– Vous avez vu un fait divers, répliqua Florent d’un ton sec, car il était fort vexé de n’avoir point assisté à cette scène-là et il ne manquait point d’en abaisser autant qu’il le pouvait le caractère, désespéré à l’idée du succès que ce satané Barkimel allait avoir le soir, dans les arrière-boutiques, en le racontant.

– Un fait divers. On vous en donnera tous les jours des faits divers comme celui-là, fit Barkimel, offusqué plus qu’on ne saurait dire: un fait divers!

Jamais M. Barkimel ne devait pardonner à M. Florent ce «fait divers-là».

– Bonchamps était malade depuis longtemps, fit Florent sur un ton calme, mais légèrement sarcastique, il fallait bien que ce brave homme mourût quelque part! Je ne vois pas qu’il y ait de quoi vous mettre dans des états! Ah! On voit que vous ne savez pas ce qu’est une révolution… Une vraie révolution comme celle de 1792, alors Robespierre! Avez-vous seulement lu son histoire à Robespierre?

– Fichez-moi la paix avec votre Robespierre! Vous ne voulez point que j’aie assisté à une scène de la révolution! Et vous prenez avantage de ce que vous avez tenu autrefois une papeterie accompagnée de bibliothèque circulante pour me jeter à la tête le nom de Robespierre!

– Tout le monde ne peut avoir été marchand de parapluies!

– Florent!

– Barkimel!

Encore un regard terrible. Encore une poignée de main.

– Et d’abord, en sommes-nous si loin du temps de Robespierre? À ce qu’il paraît que dans ce temps-là les mœurs ressemblaient fort à celles d’aujourd’hui! Réfléchissez! L’on danse partout! Il y a une corruption générale et des scandales publics! et un dictateur à l’horizon!

– En voilà des balivernes! Parlons de votre dictateur! Ça n’est pas le premier qui montre le bout de son dolman! Depuis qu’on est en république… on sait ce qu’en vaut l’aune, de cette marchandise-là!

– Taisez-vous, nous passons devant l’hôtel de sa mère! et vous ne diriez point cela si vous l’aviez vu tantôt!

Les deux amis, tout en devisant et en se chamaillant, étaient en effet arrivés, après avoir traversé le pont près de l’Hôtel de Ville, dans le quartier du Marais qu’ils habitaient. Avant de continuer leur route, ils levèrent un instant les yeux sur cette noble demeure où devait régner une si grande émotion après l’affreuse séance de la Chambre…

– Où tout cela va-t-il nous mener? demanda M. Barkimel en grelottant.

– Mais nulle part! déclara le sceptique Florent, ou du moins pas autre part que chez nous où nous allons faire un bon souper, puis un bon somme!

Au coin de la rue on entendait encore M. Barkimel qui disait:

– Laissez-moi! Je ne pourrais pas dormir cette nuit! Je vous dis que nous sommes en pleine révolution! Et c’est aussi l’avis de mon ami Hilaire, de la Grande Épicerie moderne et des Produits alimentaires réunis!

C’est dans ce quartier qui fut jadis si aristocratique et dont les hôtels, d’un art merveilleux, servent pour la plupart, aujourd’hui, au commerce, au négoce, que nous retrouvons la marquise du Touchais, après tant d’années écoulées à pleurer un bonheur trop rapide et à élever selon son cœur, dans l’exil, celui qui devait être un jour le commandant Jacques et qui venait d’échapper, dans une séance mémorable, au plus pressant danger.

Cet hôtel n’avait jamais appartenu aux Touchais. C’était l’ancien hôtel de la Morlière où Cécily était venue s’installer après la mort de Mme de la Morlière, mère de Lydie, une amie qu’elle avait beaucoup aimée et à qui elle avait promis de veiller sur Lydie, orpheline, comme sur sa fille.

Lydie était riche. À l’époque où nous plaçons ce nouveau récit, Cécily ne l’était plus. Il ne lui restait que le nécessaire pour tenir convenablement son rang; et cela, à la suite des folies de jeune homme de son fils aîné, Bernard.

Bernard s’était montré, dès son adolescence, très jaloux de Jacques, si jaloux qu’un jour on avait trouvé le petit Jacques la tête ensanglantée, le front ouvert par un coup terrible que lui avait porté son frère aîné, furieux de la résistance enfantine de son cadet à l’une de ses fantaisies.

Cécily, déjà si éprouvée, n’avait pu pardonner à Bernard une si cruelle alarme. Son fils aîné était déjà grand; elle l’envoya terminer son éducation en Angleterre.

Et Bernard ne voulut jamais revenir chez sa mère, disant qu’il se refusait à revoir Jacques, cause de son exil.

Adulte, il passa en Amérique. Aux. États-Unis il commit mille extravagances. Il se lança dans des entreprises, donna sa signature pour des sommes considérables, joua à la Bourse, perdit plusieurs fois une fortune et engagea l’honneur des Touchais. Cécily paya jusqu’au dernier sou, même avec la part de Jacques que celui-ci abandonna orgueilleusement à sa majorité.

Malgré les millions ainsi gaspillés, l’honneur même aurait peut-être fini par sombrer si le tremblement de terre de San Francisco n’avait mis fin à une aussi belle carrière.

Cécily n’avait plus qu’un fils, mais elle avait une fille, et combien charmante, dans cette gracieuse Lydie qu’elle avait fini d’élever à côté de Jacques. Celle-là encore petite-fille, celui-ci déjà grand garçon. Bientôt ils s’aimèrent.

Mais Jacques, qui n’avait plus de fortune, voulait apporter en cadeau de noces, à Lydie, la gloire.

– Nous nous marierons après le triomphe, lui avait-il dit!

Et la gloire, c’était cette prodigieuse aventure qui menaçait de tout emporter, de les broyer tous comme des fétus de paille… Lydie avait bien vu cela, dans ce tragique après-midi… si rempli d’horreur… pour elle et pour Cécily…

Les deux femmes étaient dans les bras l’une de l’autre, Lydie essuyant les larmes de Cécily, quand la vieille Jacqueline entra dans le salon, annonçant le lieutenant Frédéric Héloni.

– Faites-le entrer s’écrièrent-elles toutes deux en se levant vivement, tant elles avaient hâte de recevoir des nouvelles.

L’officier les rassura d’abord d’un mot:

– Tout va bien!

– Jacques?

– Quelques égratignures sans importance!…

– Oh! vous l’avez sauvé!

– Ne parlons pas de cela!

– Il va venir?

– Oui, un instant, avant le dîner.