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— O.K., fils, je t'invite au restaurant alabanien de la place Pereire.

— J'en ai soupé de l'Alabanie !

— Tu en as soupé mais pas encore déjeuné, lui dis-je avec une extrême finesse car je suis dans une forme époustouflante.

Il en rit. Béru n'a pas besoin de Vermot pour se dilater la rate ; mes saillies lui suffisent.

Dans l'escalier nous croisons le Vieux.

— Tout va bien, me dit-il, Mme la femme du consul a récupéré son enfant et va rentrer en Alabanie. La blessure du professeur Maupuy est en bonne voie et… Il fait soleil. Où allez-vous ?

— Au restaurant alabanien de la place Pereire. Si le cœur vous en dit, Boss ?

— Hélas, je n'ai pas le temps.

C'est fête au village ce matin. Il y a de l'allégresse dans l'air et de la négresse sur les trottoirs de la rue Caumartin.

— Pourquoi t'est-ce que tu tiens à aller là-bas ? s'informe Béru.

Et comme je m'abstiens d'éclairer sa lanterne, il ajoute :

— A cause du décès de la gosse, hein ? Ça te tracasse, reconnais ?

— Je reconnais.

On se commande une jaffe pantagruélique. Béru prend des prépuces de crabe frits à l'ail comme entrée, de la tête d'âne gris aux haricots rouges, comme plat de résistance ; et une soupe gratinée avec du sucre en poudre pour dessert.

— Excuse-moi un moment, Bibendum, lui dis-je ; je vais me laver les pognes.

— Moi zaussi faut que j'aille pisser ! décide-t-il.

Nous gagnons les toilettes. Béru pénètre dans les toilettes messieurs, vu que sa maman lui a fourni tous les accessoires l'autorisant à y pénétrer. Je l'attends en discutant le bout de gras avec la vestiareuse. Elle me reconnaît et parait gênée. C'est un petit être obscur. On se demande comment ça vit, ces trucs-là. Je la fixe intensément, et, plus je la regarde, plus elle se trouble. Plus elle se trouble, plus moi je la regarde, si bien que c'est à se demander si l'un de nous deux va pas faire explosion, comme ce pauvre caméléon qui s'était installé sur un kilt.

J'attaque enfin.

— Ça n'a pas l'air de carburer, douce amie…

— Mais, pourquoi, je…

— Si, si. Et si vous voulez le fond de ma pensée, vous avez la conscience en berne.

Son regard devient humide.

Je revois la scène de l'avant-veille (qui tombait le lendemain du jour d'avant par un hasard extraordinaire).

Tandis que j'enfilais mon imper, la gosse Yapaksa se rendait aux toilettes. A ce moment-là, la dame du vestiaire lui a dit quelque chose… Ç'a été si rapide que je n'y ai pas pris garde.

— Qu'avez-vous dit à la jeune fille ?

J'ai parlé sourdement, en fait c'est presque à moi que j'ai posé la question. Elle pâlit.

— Mais…

— Ne cherchez pas à me pigeonner, sinon vous la sentirez passer….

— Je vous avais reconnu, dit-elle…

— Comment cela, reconnu ?

— J'ai été serveuse au café qui se trouve en face de vos locaux.

— Et alors ?

— J'ai cru que vous filiez la jeune fille. Elle venait quelquefois, nous bavardions elle m'était sympathique.

— Continuez…

— Je lui ai dit de prendre garde.

Je respire profondément pour stabiliser mes soufflets oppressés.

— Quelles ont été vos paroles exactes ?

— Je m'excuse, mais…

— Répétez-les, tonnerre de Dieu !

Elle bredouille :

— Je lui ai dit « Faites attention à ce type-là, ça n'est pas du tout qui vous croyez ». Je suis navrée… Franchement, je pensais qu’elle avait fait quelque chose de répréhensible et que vous…

— Vous l'avez tuée, murmuré-je.

— Comment !

— Vous ne pouvez pas comprendre. Elle était cardiaque…

— Mais…

— Et elle savait qui j'étais. En lui affirmant que je n'étais pas cela, elle a cru que j'appartenais à la bande…

Je me tais. Pas besoin de donner d'explications à cette vieille toile d'araignée moisie. Yapaksa avait déjà eu une terrible émotion au début de l'après-midi. Lorsque cette chaussette hors d'usage lui a dit que je n'étais pas qui elle croyait, elle a cru que… Bon voilà que je me répète, excusez-moi c'est l'émotion. Notez qu'avec un palpitant en sucre elle ne devait pas battre le record du monde détenu par Mathusalem, Yapaksa. Mais tout de même !

Un glorieux bruit de chasse d'eau ! La porte des zinzins s'ouvre. Béru surgit, détendu, sûr de lui, satisfait, conquérant.

— C'est pas que ça enrichisse, dit-il, mais ça soulage !

Tout en mastiquant, le Bonhomme me demande.

— Au fait tu as des explications sur la manière dont auquel ces sagouins s'y sont pris pour buter le consul ?

— Je les ai.

— Alors passe-moi z'en la moitié, c'est pour faire un cataplasme à ma curiosité.

— Certains des membres du consulat faisaient partie d'un groupement extrémiste chargé de fomenter des troubles en Europe. Leurs vues : la guerre, le chaos !

— Ah les tances ! Alors qu'il fait si bon vivre ! meugle l'Obèse en s'étouffant avec une oreille de sa tête d'âne gris aux haricots rouges.

— Ils ont préparé leur coup savamment, de façon à faire accroire à la femme du consul et aux membres réguliers du consulat qu'il s'agissait d'un attentat extérieur. Le tueur qui a essayé de buter la môme Danlhavvi s'était introduit chez Morpion à cause de la situation géographique de son appartement qu'il savait vide…

— Et alors ?

— Il a attaché un ruban à la croisée pour indiquer à Wadonk Hétaurdu qu'il était à son poste…

— Et puis ?

— Il y avait réunion dans le burlingue du consul : Madame, le consul son époux, Wadonk et deux autres membres du personnel…

— Et puis ?

— Le tueur à bousillé le consul devant tous ces témoins. Sur-le-champ, Hétaurdu a pris l'initiative des opérations. Il a persuadé les autres qu'il ne fallait pas prévenir la police avant d'en avoir référé à la capitale alabanienne. L'événement était trop grave. Tous ont marché devant le critique de la situation. Ça a permis à Hétaurdu,de prendre tout le monde en main et de s'installer au poste. Il a alors mis ses hommes aux leviers de commande, puis quand il a été maître absolu de la situation il a séquestré Mme la consule. Il en avait besoin pour la soirée d'hier. Elle devait le patronner, comprends-tu ?

— Pas étonnant, puisque c'était sa patronne ! objecte Béru.

Il me semble distrait, le Gros. Je pensais le captiver… Mais sa tronche de bourricot aux flageolets rouquinos le sollicite probable. A certaines heures de la journée, son cerveau, son cœur et son sexe se filent rancart dans son estomac.

— Ce qui a contrecarré ses plans, poursuis-je pourtant (plus à l'intention du lecteur attentif que de Béru) c'est la mitraillade du consulat, puis la mort de son tueur. Privé d'effectifs, il a dû faire appel à la main-d'œuvre étrangère. D'où cette annonce à laquelle j'ai répondu et qui, somme toute, m'a permis de…

Je plante mon couteau rageusement dans le bois de la table.

— Mais sapristi, Béru, qu'est-ce que tu regardes au lieu de m'écouter !

— Mande pardon, réagit l'Enflure, mais il y a juste derrière toi une de ces petites rouquines que si tu la verrais tu en aurais le vertige. Je me demande si j'aurais pas une touche. Elle cesse pas de me regarder, la friponne.

Je file un coup de périscope sur mes arrières. Il me faut trois dixièmes de seconde pour comprendre, à moi qui pige tout si vite ! Il y a une poupée de ma connaissance à la table voisine. Et cette gosse n'est autre que la nurse du petit consul, vous savez, la ravissante demoiselle qui préfère le gigot à l'ail à la saucisse de Toulouse. J'en avale de traviole ma bouchée de Gomulka.