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Le personnage ainsi jugé disparaît dans l’immeuble du consulat.

— Tu crois que tes lascars vont se gaffer d’un coup fourré ? demande l’Enflure.

— Je ne saurais te répondre, soupiré-je. Dans cette affaire j’avance à tâtons. Nous n’avons que des suppositions. Tout cela est tellement fumeux. Et puis, travailler dans le corps diplomatique, c’est délicat.

Un moment s’écoule. Béru sort de sa poche une demi-saucisse qu’il se met à mastiquer délicatement.

— C’est le reste de ma choucroute de midi, explique-t-il. Elle était si tellement copieuse que j’ai seulement pas pu la finir.

Je lui virgule un coup de coude. Les volets viennent de s’ouvrir à l’étage du consulat.

— On dirait qu’il a gagné le canard ! rigole Béru.

Effectivement, Pinaud apparaît dans l’encadrement de la fenêtre. De loin, je le vois briser le vieux mastic avec un petit marteau à tête pointue afin de dégager les bords du cadre. Il travaille avec application, le bon Chpountz. Juché sur une chaise, il joue les piverts. Le bruit de ses coups de marteau parvient jusqu’à nous malgré le brouhaha de la circulation.

Lorsqu’il a préparé son cadre, Pinuche descend de son perchoir afin de tailler la vitre. Il disparaît de notre champ visuel. Comme c’est long d’attendre ! J’espère que le cher Détritus emploie bien son temps. Un peu baderne, bien sûr, le Pinuchet, mais il a l’œil de faucon lorsqu’il le faut. Rien ne lui échappe sinon quelques borborygmes.

Un temps assez longuet s’écoule. Le voici qui regrimpe sur sa chaise, un carreau neuf entre les doigts. Il se penche pour l’appliquer dans le cadre de la fenêtre, mais à cet instant le digne homme perd l’équilibre. Il lâche sa vitre qui se fracasse, bat l’air de ses bras et bascule par-dessus la barre d’appui. Béru et moi poussons un même cri de détresse, d’impuissance et de désespoir. Trois étages en chute libre avec ouverture retardée, il faut se les faire. Adieu, Pinaud ! Le pauvre chou tournoie lamentablement. Dans la rue le populo pousse des cris d’or frais. Je ferme les yeux. Je refuse l’inévitable. Je veux m’abstraire, me séparer de cette cruelle réalité, ne pas voir mourir Pinaud, ne pas entendre le bruit abominable de son écrasement sur le trottoir.

Lorsque je rouvre les mirettes, je distingue confusément une masse sombre à terre, cernée déjà par une foule avide d’émotions fortes. Béru s’élance comme un dingue. Vous me croirez si vous voulez (et si vous ne voulez pas, allez vous asseoir sur le paratonnerre du coin) mais j’ai les jambes aussi molles que les bijoux de famille d’un membre de l’institut. Impossible de les remuer. Je ne les sens plus. Je pose mon front contre mon volant. Je voudrais pouvoir pleurer. Pinuche, mon bon Pinuche… Finir ainsi, et sur mon ordre ! Je reste prostré un bon bout de temps. Bérurier revient.

— Il est mort, fait-il, tué net…

Un froid terrible, voisin du zéro, absolu, m’engourdit.

— Ce n’est pas possible, articulé-je faiblement.

— Hélas, balbutie le Gravos, quant à ce qui concerne Pinuche, j’ai bien l’impression qu’il a l’épaule cassée.

Je mate la frime impossible de l’Hénaurme.

— Comment cela ?

— Il est tombé sur un gardien de la paix. Le pauvre poulaga a été ratatiné recta. Heureusement pour le Pinuche, ça a amorti le coup. Après ça, on pourra plus dire qu’y a pas d’entraide dans la Rousse, hein ?

— Et tu dis que Pinaud est sauf ?

— L’épaule, je te dis… Il a même pas perdu conscience… Qu’est-ce qu’on fait ?

— Rien pour l’instant, affirmé-je ; laissons les choses suivre leur cours.

— Tu en as de bonnes !

— Le commissariat du quartier va enquêter, c’est normal. Nous nous mettrons en rapport avec eux. Nous devons rester dans l’ombre, Gros.

— Et Pinaud ?

— Voilà une ambulance, il va être conduit à l’hosto ; on le rejoindra là-bas.

— Comme tu voudras, bougonne le Gonflé, mais tu ne m’ôteras pas de l’idée qu’il y a du louche dans cet accident.

— Apparemment, non. Pinaud était seul sur sa chaise lorsqu’il a basculé.

— C’est vrai qu’il commence à se faire vioque, le pauvre, admet le Valeureux.

CHAPITRE IV

— Fracture de l’omoplate gauche, fracture de la cheville droite, fracture du pouce droit, luxation du poignet gauche et fêlure du bassin, annonce le toubib de service.

— Ce pauvre Pinaud, c’est un vrai biscuit sec, s’attendrit Béru.

— Il va vous falloir longtemps pour réparer ce monsieur ? je demande à l’interne.

— Il en a pour deux bons mois !

— On peut lui parler ?

— Vous pouvez, on a fini de le cimenter.

Nous pénétrons dans une chambre à quatre lits. Pinuche occupe le pageot du fond. Il ressemble à une borne kilométrique sur laquelle on n’aurait pas encore peint les distances. Il est un peu pâlichon, le cher bonhomme. En nous apercevant, il esquisse un mince sourire à travers sa moustache.

— Vous n’auriez pas trouvé mon râtelier ? siffle-t-il. Je l’ai perdu en tombant et il a dû glisser sur la chaussée.

Quand il jacte, sans ses ratiches-bidon, on dirait qu’on actionne un vaporisateur vide.

— Si le mien t’irait, je te le prêterais, assure cette belle âme bérurienne, mais avec ton museau de rat y te faut sûrement du sur-mesure !

Pinaud proteste faiblement. Il dit qu’il préfère être affligé d’un museau de rat que d’une hure de sanglier. Il remercie Béru pour sa proposition, et lui conseille de se coller son dentier dans un endroit de sa personne qui paraît à première vue inapte à l’héberger.

C’est vous dire si le vieillard est en forme, malgré sa chute.

— Que s’est-il passé, Pinuche ? tranché-je opportunément.

— Tu veux bien me gratter l’oreille ? sollicite le Débris, lequel, je crois utile de vous le rappeler, est momentanément privé de l’usage de ses membres.

Je souscris à sa demande, d’un index compatissant. Apaisé, le Révérend se gratte la gorge.

— Ce qui m’est arrivé, fait-il, je peux pas vous le dire vu que je me suis aperçu de rien.

— Comment cela ?

— J’étais sur cette chaise. Et puis j’ai basculé. Il m’a semblé que la chaise bougeait et pourtant il n’y avait personne auprès de moi.

— Tu étais seul dans la pièce ?

— Non, il y avait un larbin. Mais le gars se trouvait à au moins deux mètres de là.

— Comment t’a-t-on reçu au consulat ?

— Bien. J’ai sonné à la porte de service. Un valet de chambre m’a ouvert. Je lui ai dit que je venais remplacer la vitre…

Il s’arrête, esquisse une grimace et demande :

— Ça vous ennuierait de m’arracher un poil du nez. J’ai envie d’éternuer.

C’est le Gros qui, technicien de la chose, réalise cette délicate ablation. Ses gros doigts fouisseurs écartent les narines de Pinuche. Ses ongles endeuillés s’emparent d’un poil et le ravissent. Béru brandit son trophée dans la pâle lumière de l’hôpital.

— C’était pas çui-là, proteste Pinaud. Enfin, passons…

Avec lui, il faut avoir toutes les patiences avec l’art et la manière de s’en servir. On a toujours besoin d’un tire-bouchon et de vaseline pour accoucher Pinaud.

— Bon, activé-je, tu as dit que tu venais remplacer la vitre, après ?

— Après ? Le domestique m’a fait entrer dans un couloir en me demandant d’attendre. Il est allé causer à un type qui téléphonait dans une pièce voisine. Je pense qu’il s’agissait d’un secrétaire. Le gars causait fort et n’en finissait pas de tartiner. Quand il a raccroché, le valet de chambre l’a mis au courant. Le bonhomme s’est pointé. C’était un jeune gars brun, tout habillé de noir avec une figure pâlotte. Il m’a demandé qui m’avait appelé. Je lui ai répondu ce que tu m’avais dit de dire : que je n’étais qu’un employé et que c’était mon patron qui m’envoyait. « Peut-être que je me suis trompé d’étage ? » ai-je ajouté.