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Et sur cette conclusion l’agent de la Sûreté sortant sa bonbonnière se récompensa d’un carré de réglisse adressant au juge d’instruction un joli sourire qui bien clairement signifiait: «Tirez-vous de là.»

C’était, si les déductions de M. Lecoq étaient rigoureusement justes, le système entier du juge d’instruction qui s’écroulait.

Mais M. Domini ne pouvait admettre qu’il se fût ainsi trompé; il ne pouvait, tout en mettant la découverte de la vérité bien au-dessus de mesquines considérations personnelles, renoncer à une conviction affermie par de mûres réflexions.

– Je ne prétends pas, dit-il, que Guespin soit le seul coupable, il peut n’être que complice, mais pour complice, il l’est.

– Complice! non, monsieur le juge, mais victime. Ah! le Trémorel est un grand misérable! Comprenez-vous maintenant pourquoi il avait avancé les aiguilles? Moi, d’abord, je ne voyais pas l’utilité de cette avance de cinq heures. Le but est clair, maintenant. Il fallait, pour que Guespin fût sérieusement inquiété et compromis que le crime eût été commis bien après minuit, il fallait…

Mais tout à coup, il s’interrompit, il restait la bouche béante, l’œil fixe, en arrêt, pour ainsi dire, devant une idée qui venait de traverser son cerveau.

Le juge d’instruction, tout entier à son dossier, occupé à chercher des arguments en faveur de son opinion ne s’aperçut pas de ce mouvement.

– Mais alors, fit-il, comment expliquez-vous l’obstination de Guespin à se taire, à refuser de donner l’emploi de sa nuit?

M. Lecoq s’était remis bien vite de son émotion, mais le docteur Gendron et le père Plantat qui l’observaient avec la plus ardente attention, épiant les plus légères contractions des muscles de son visage virent passer dans ses yeux l’éclair du triomphe. Sans doute il venait de trouver une solution au problème qui lui était posé. Et quel problème! qui mettait en question la liberté d’un homme, la vie d’un innocent.

– Je comprends, monsieur le juge d’instruction, répondit-il, je m’explique le mutisme obstiné de Guespin. Je serais au comble de la surprise si, à cette heure, il se décidait à parler.

M. Domini se méprit au sens de cette explication; même il y crut découvrir une intention soigneusement voilée de persiflage.

– Il a eu cependant la nuit pour réfléchir, répondit-il. Douze heures, n’est-ce pas assez pour échafauder un système de défense?

L’agent de la Sûreté hocha la tête d’un air de doute.

– C’est certes plus qu’il ne faut, dit-il, mais notre prévenu s’inquiète peu d’un système, j’en mettrais ma main au feu.

– S’il se tait, c’est qu’il n’a rien trouvé de plausible.

– Non, monsieur, non, répondit M. Lecoq, croyez bien qu’il ne cherche pas. Dans mon opinion, Guespin est victime. C’est vous dire que je soupçonne Trémorel de lui avoir tendu un piège infâme dans lequel il est tombé et où il se sent si bien pris que toute lutte lui paraît insensée. Il est convaincu, ce malheureux, que plus il se débattrait, plus il resserrerait les mailles du filet qui l’enveloppe.

– C’est aussi mon avis, affirma le père Plantat.

– Le vrai coupable, poursuivait l’agent de la Sûreté, le comte Hector, a été pris de folie au dernier moment, et ce trouble a stérilisé toutes les précautions qu’il avait imaginées pour donner le change. Mais c’est, ne l’oublions pas, un homme intelligent, assez perfide pour mûrir les plus odieuses machinations, assez dégagé de scrupules pour les exécuter. Il sait qu’il faut à la justice son compte de prévenus, un par crime; il n’ignore pas que la police tant qu’elle n’a pas son coupable, reste sur pied, l’œil et l’oreille au guet; il nous a jeté Guespin comme le chasseur serré de trop près jette son gant à l’ours qui le poursuit. Peut-être comptait-il que l’erreur ne coûterait pas la tête à un innocent, certainement il espérait gagner ainsi du temps. Pendant que l’ours flaire le gant, le tourne et le retourne, le rusé chasseur gagne du terrain, s’esquive et se met en lieu sûr. Ainsi se proposait de faire Trémorel.

De tous les auditeurs de M. Lecoq, le plus enthousiaste était désormais, sans conteste, l’agent de Corbeil qui, tout à l’heure, le regardait avec des yeux si farouches. Littéralement, Goulard buvait les paroles de son chef. Jamais il n’avait ouï un collègue s’exprimer avec cette verve, cette autorité; il n’avait pas idée d’une semblable éloquence, et il se redressait comme s’il eût rejailli sur lui quelque chose de l’admiration qu’il lisait sur tous les visages. Il grandissait dans sa propre estime, à cette idée qu’il était soldat dans une armée commandée par de tels généraux. Il n’avait plus d’opinion, il avait l’opinion de son supérieur.

Malheureusement il était plus difficile de séduire, de subjuguer et de convaincre le juge d’instruction.

– Cependant, objecta-t-il, vous avez vu la contenance de Guespin.

– Eh! monsieur, qu’importe et que prouve la contenance? Savons-nous, vous et moi, si demain nous étions arrêtés sous la prévention d’un crime affreux quelle serait notre tenue?

M. Domini ne prit pas la peine de dissimuler un haut-le-corps des plus significatifs: la supposition lui semblait des plus malséantes.

– Pourtant, vous et moi, nous sommes familiarisés avec l’appareil de la justice. Le jour où j’arrêtai Lanscot, ce pauvre domestique de la rue de Marignan, ses premières paroles furent: «Allons, mon compte est bon.»

Le matin où le père Tabaret et moi nous saisîmes au saut du lit le vicomte de Commarin [3], accusé d’avoir assassiné la veuve Lerouge, il s’écria: «Je suis perdu.» Ils n’étaient pourtant coupables ni l’un ni l’autre. Mais l’un et l’autre, le noble vicomte et l’infime valet, égaux devant la terreur d’une erreur judiciaire possible, évaluant d’un coup d’œil les charges qui allaient les accabler, avaient eu un moment d’affreux découragement.

– Mais ce découragement ne persiste pas deux jours, fit M. Domini.

M. Lecoq ne répondit pas, il poursuivait s’animant à mesure que des exemples plus saisissants se présentaient à son esprit.

– Nous avons vu, monsieur, vous juge, moi humble agent de police, assez de prévenus pour savoir combien les apparences sont trompeuses, combien peu il faut s’y fier. Ce serait folie que de baser une appréciation sur l’attitude d’un accusé. Celui qui le premier a parlé du «cri de l’innocence» était un sot, tout comme celui qui prétend montrer la «pâle stupeur» du coupable. Ni le crime, ni la vertu, malheureusement, n’ont de voix ni de contenance particulières. La fille Simon, accusée d’avoir tué son père, s’est refusé obstinément à répondre pendant vingt-deux jours; le vingt-troisième, on a découvert l’assassin. Quant à l’affaire Sylvain…

De deux coups légèrement frappés sur son bureau, le juge d’instruction interrompit l’agent de la Sûreté.

Homme, M. Domini tient beaucoup trop à ses opinions; magistrat, il est également obstiné, mais prêt aux derniers sacrifices d’amour-propre, si la voix du devoir se fait entendre.

Les arguments de M. Lecoq n’avaient entamé en rien le granit de sa conviction, mais ils lui imposaient l’obligation de s’éclairer sur-le-champ, de battre l’homme de la préfecture ou de s’avouer lui-même vaincu.

– Vous semblez plaider, monsieur? dit-il à l’agent de la Sûreté, et dans le cabinet du magistrat instructeur, il n’est pas besoin de plaidoirie. Il n’y a pas ici un avocat et un juge. Les mêmes intentions généreuses et honorables nous animent l’un et l’autre. Chacun de nous, dans la sphère de ses fonctions, cherche la vérité. Vous croyez la voir briller où je ne découvre que ténèbres, mais vous pouvez vous tromper aussi bien que moi.

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[3] Voir «L’affaire Lerouge», édité par «Ebooks libres et gratuits». Ce roman est inspiré d’une histoire vraie. (Note du correcteur ELG.)