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– Et que vous a-t-on appris?

– Que j’avais deviné juste. C’est mercredi soir, à dix heures moins le quart, qu’il a changé un billet de cinq cents francs.

– C’est-à-dire que le voilà sauvé?

– Ou à peu près. Il le sera tout à fait quand nous aurons retrouvé miss Jenny Fancy.

Le vieux juge de paix ne put dissimuler un mouvement de contrariété.

– Ce sera peut-être bien long, fit-il, bien difficile?

– Bast! pourquoi cela? Elle est sur ma pelote, nous l’aurons, à moins de jouer de malheur, avant la fin de la journée.

– Le croyez-vous, vraiment?

– À tout autre qu’à vous, monsieur, je répondrais: J’en suis sûr. Songez donc que cette créature a été la maîtresse du comte de Trémorel, un homme en vue, un prince de la mode. Quand une fille retombe au ruisseau, après avoir, comme on dit, ébloui pendant six mois tout Paris de son luxe, elle ne disparaît pas tout à fait comme une pierre dans la vase. Quand elle n’a plus un ami, il reste des créanciers qui la suivent, qui l’observent, guettant le jour où de nouveau la fortune lui sourira. Elle ne s’inquiète pas d’eux, elle croit qu’ils l’oublient: erreur! Il est telle marchande à la toilette que je connais, dont la cervelle est tout ensemble le Vapereau [4] et le Bottin [5] du monde galant. Elle m’a souvent rendu des services, la digne femme. Nous irons, si vous le voulez bien, la trouver après déjeuner et en deux heures elle nous aura l’adresse de cette miss Fancy. Ah! si j’étais aussi sûr de pincer Trémorel.

Le père Plantat eut un soupir de satisfaction. Enfin, la conversation prenait la direction qu’il désirait.

– Vous pensez donc à lui? demanda-t-il.

– Si j’y pense, s’écria M. Lecoq, que ce doute fit bondir sur son fauteuil, mais voyez donc ma pelote! Je ne pense absolument, exactement qu’à ce misérable depuis hier. Il est cause que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Il me le faut, je le veux, je l’aurai.

– Je n’en doute pas, fit le juge de paix, mais quand?

– Ah! voilà. Peut-être demain, peut-être seulement dans un mois, cela dépend de la justesse de mes calculs, de l’exactitude de mon plan.

– Quoi! votre plan est fait?

– Et arrêté, oui, monsieur.

Le père Plantat était devenu l’attention même.

– Je pars, reprit l’agent de la Sûreté, de ce principe qu’il est impossible à un homme accompagné d’une femme de se dérober aux investigations de la police. Ici, la femme est jeune, elle est jolie et elle est enceinte; trois impossibilités de plus.

Ce principe admis, étudions le comte de Trémorel.

Est-ce un homme d’une perspicacité supérieure? Non, puisque nous avons éventé ses ruses. Est-ce un imbécile? Non, puisque ses manœuvres ont failli prendre des gens qui ne sont pas des sots. C’est donc un esprit moyen auquel son éducation, ses lectures, ses relations, les conversations quotidiennes ont procuré une somme de connaissances dont il tirera parti.

Voilà pour l’esprit. Nous connaissons le caractère: mou, faible, vacillant, n’agissant qu’à la dernière extrémité. Nous l’avons vu ayant en horreur les déterminations définitives, cherchant toujours des biais, des transactions. Il est porté à se faire des illusions, à tenir ses désirs pour événements accomplis, enfin il est lâche.

Et quelle situation est la sienne? Il a tué sa femme, il espère avoir fait croire à sa mort, il enlève une jeune fille, il a en poche une somme qui approche et peut-être même dépasse un million.

Maintenant, étant donnés la situation, le caractère et l’esprit d’un homme, peut-on, par l’effort de la réflexion, en raisonnant sur ses actions connues, découvrir ce qu’il a fait en telle ou telle circonstance?

Je crois que oui, et j’espère vous le prouver.

M. Lecoq s’était levé et arpentait son cabinet de travail ainsi qu’il a coutume de le faire, toutes les fois qu’il expose et développe ses théories policières.

– Voyons donc, poursuivit-il, comment je dois m’y prendre pour arriver à découvrir la conduite probable d’un homme dont les antécédents, le caractère et l’esprit me sont connus? Pour commencer je dépouille mon individualité et m’efforce de revêtir la sienne. Je substitue son intelligence à la mienne. Je cesse d’être l’agent de la Sûreté, pour être cet homme, quel qu’il soit.

Dans notre cas, par exemple, restant moi, je sais fort bien ce que je ferais. Je prendrais de telles mesures que je dépisterais tous les détectives de l’univers. Mais j’oublie M. Lecoq pour deviner le comte Hector de Trémorel.

Recherchons donc quels ont dû être les raisonnements d’un homme assez misérable pour voler la femme de son ami et laisser ensuite empoisonner cet ami sous ses yeux. Nous savons déjà que Trémorel a longtemps hésité avant de se résoudre au crime. La logique des événements, que les imbéciles appellent la fatalité, le poussait. Il est certain qu’il a envisagé le meurtre sous toutes ses faces, qu’il en a étudié les suites, qu’il a cherché tous les moyens de se soustraire à l’action de la justice. Toutes ses actions ont été combinées et arrêtées longtemps à l’avance, et ni la nécessité immédiate ni l’imprévu n’ont troublé ses réflexions.

Du moment où le crime a été décidé dans son esprit, il s’est dit: «Voici Berthe assassinée; grâce à mes mesures on me croit tué aussi; Laurence que j’enlève écrit une lettre où elle annonce son suicide; j’ai de l’argent, que faut-il faire?»

Le problème, je le crois du moins, est bien posé ainsi.

– Oui, parfaitement, approuva le père Plantat.

– Naturellement, Trémorel a dû choisir entre tous les systèmes de fuite dont il avait ouï parler, ou qui se présentaient à son imagination, celui qui lui semblait le plus sûr et le plus prompt. A-t-il songé à s’expatrier? C’est plus que probable. Seulement, comme il n’est pas dénué de sens, il a compris que c’est à l’étranger surtout qu’il est malaisé de faire perdre sa piste. Qu’on quitte la France pour éviter le châtiment d’un délit; rien de mieux. Passer la frontière pour un crime porté sur les cartels d’extradition est tout simplement une énorme absurdité.

Vous imaginez-vous un homme et une femme égarés dans une contrée dont ils ne parlent pas la langue? Aussitôt, ils sont signalés à l’attention, observés, remarqués, suivis. Ils ne font pas un achat qui ne soit commenté, il n’est pas un de leurs mouvements qui échappe à la curiosité des désœuvrés.

Plus on va loin, plus le danger d’être pris augmente. Veut-on franchir l’Océan et gagner cette libre Amérique, où les avocats pillent leurs clients? Il faut s’embarquer, et du jour où on a mis le pied sur les planches d’un navire, on peut se considérer comme perdu. Il y a dix-neuf à parier contre vingt qu’au port d’arrivée on trouvera un agent armé d’un mandat d’amener.

Notez que je parle seulement pour mémoire de la police du pays où on se réfugie, laquelle cependant a toujours l’œil ouvert sur les étrangers.

À Londres même, je me fais fort de retrouver en huit jours un Français, à moins toutefois qu’il ne parle assez purement l’anglais pour se dire citoyen du Royaume-Uni. Telles ont été les réflexions de Trémorel. Il s’est souvenu de mille tentatives avortées, de cent aventures surprenantes racontées par les journaux et très certainement il a renoncé à l’étranger.

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[4] Gustave Vapereau (4 avril 1819 – 1906), écrivain français.

Agrégé de philosophie et inspecteur général de l'instruction publique, il est l'auteur du Dictionnaire universel des contemporains et du Dictionnaire universel des littératures.

Il a aussi écrit sous le pseudonyme collectif G.-M. Valtour avec Maurice Tourneux. (Source Wikipédia, note du correcteur ELG.)

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[5] Bottin n.m. Nom déposé, venant de Sébastien Bottin qui publia le premier annuaire en France. Annuaire téléphonique [Larousse]. Synonyme d’annuaire, Bottin est avant tout une marque ancrée dans l’esprit des Français: le Bottin a été créé en 1797! (Source société Bottin, note du correcteur ELG.)