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Dans la galerie, en effet, un jeune homme vêtu comme les ouvriers tapissiers attendait, tout en paraissant flâner le long des boutiques. Il avait de longs cheveux bruns et les moustaches et les sourcils du plus beau noir. Certes, le père Plantat ne reconnut pas le Pâlot. M. Lecoq qui a l’œil plus exercé, le reconnut bien, lui, et même il parut assez mécontent.

– Mauvais, grommela-t-il, lorsque l’ouvrier tapissier le salua, pitoyable. Crois-tu donc, mon garçon, qu’il suffise, pour se déguiser, de changer la couleur de sa barbe? Regarde-toi un peu dans cette glace et dis-moi si l’expression de ta figure n’est pas absolument celle de tantôt? Ton œil et ton sourire ne sont-ils pas les mêmes? Puis, vois, ta casquette est bien trop de côté, ce n’est pas naturel, et ta main ne s’enfonce pas assez crânement dans ta poche.

– Je tâcherai, monsieur, de faire mieux une autre fois, répondit modestement le Pâlot.

– Je l’espère bien, mais enfin, pour ce soir, le concierge de tantôt ne te reconnaîtra pas, et c’est tout ce qu’il faut.

– Et maintenant que dois-je faire?

– Voici tes instructions, dit Lecoq répondant au Pâlot, et surtout ne va pas te tromper. D’abord, tu vas retenir une voiture ayant un bon cheval. Tu iras ensuite chez le marchand de vins chercher un de nos hommes qui t’accompagnera jusqu’à l’hôtel de M. Wilson. Arrivé là, tu sonneras, tu entreras seul et tu remettras au concierge la lettre que voici en disant qu’elle est de la plus haute importance et très pressée. Ta commission faite, tu te mettras, ainsi que ton agent, en embuscade devant l’hôtel. Si M. Wilson sort, et il sortira, ou je ne suis plus Lecoq, ton compagnon viendra immédiatement me prévenir. Quant à toi, tu t’attacheras à M. Wilson et tu ne le perdras pas de vue. Il prendra certainement une voiture, tu le suivras avec la tienne, en ayant la précaution de monter sur le siège à côté du cocher. Et ouvre l’œil, c’est un gaillard fort capable de s’esquiver pendant la course par une des portières et de te laisser courir après une voiture vide.

– C’est bien, du moment que je suis prévenu…

– Silence donc, quand je parle. Il ira probablement chez le tapissier de la rue des Saints-Pères, cependant je puis me tromper. Il se peut qu’il se fasse conduire à une gare de chemin de fer quelconque, et qu’il prenne le premier train venu. En ce cas tu monteras dans le même wagon que lui et tu le suivras partout où il ira; en ayant soin toutefois de m’expédier une dépêche dès que tu le pourras.

– Oui, monsieur, très bien; seulement si je dois prendre un train…

– Quoi? Tu n’as pas d’argent?

– Précisément.

– Alors – M. Lecoq sortit son portefeuille – prends ce billet de cinq cents francs, c’est plus qu’il n’en faut pour entreprendre le tour du monde. Tout est-il bien entendu?

– Pardon… si M. Wilson revient purement et simplement à son hôtel, que devrai-je faire?

– Laisse-moi donc finir. S’il rentre, tu reviendras avec lui et, au moment où sa voiture s’arrêtera devant l’hôtel, tu donneras deux vigoureux coups de sifflet. Puis tu m’attendras dans la rue, en ayant soin de garder ta voiture que tu prêteras à Monsieur, s’il en a besoin.

– Compris! fit le Pâlot, qui s’éloigna en courant.

Restés seuls, le père Plantat et l’agent de la Sûreté commencèrent à arpenter lentement la galerie. Ils étaient graves, silencieux comme on l’est toujours au moment décisif d’une partie; on ne parle pas autour des tables de jeu.

Tout à coup, M. Lecoq tressaillit, il venait d’apercevoir son agent à l’extrémité de la galerie. Si vive était son impatience qu’il courut à lui:

– Eh bien?

– Monsieur, le gibier est lancé et Pâlot le file.

– À pied ou en voiture?

– En voiture.

– Il suffit. Rejoins tes camarades et dis-leur de se tenir prêts.

Tout marchait au gré des désirs de M. Lecoq, et il se retournait triomphant vers le vieux juge de paix, lorsqu’il fut frappé de l’altération de ses traits.

– Vous trouveriez-vous indisposé, monsieur! demanda-t-il, tout inquiet.

– Non, mais j’ai cinquante-cinq ans, M. Lecoq, et à cet âge il est des émotions qui tuent. Tenez, au moment de voir mes vœux se réaliser, je tremble, je sens qu’une déception serait ma mort. J’ai peur, oui, j’ai peur… Ah! que ne puis-je me dispenser de vous suivre!

– Mais votre présence est indispensable, monsieur, sans vous, sans votre aide, je ne puis rien.

– À quoi vous serai-je bon?

– À sauver Mlle Laurence, monsieur.

Ce nom, ainsi prononcé, rendit au juge de paix d’Orcival une partie de son énergie.

– S’il en est ainsi!… fit-il.

Déjà il s’avançait résolument vers la rue, M. Lecoq le retint.

– Pas encore, disait-il, pas encore; le gain de la bataille, monsieur, dépend de la précision de nos mouvements. Une seule faute et toutes mes combinaisons échouent misérablement et je suis forcé d’arrêter et de livrer à la justice le prévenu. Il nous faut dix minutes d’entretien avec Mlle Laurence, mais non beaucoup plus, et il est absolument nécessaire que cet entretien soit brusquement interrompu par le retour de Trémorel. Établissons donc nos calculs. Il faut à ce gredin trente minutes pour aller rue des Saints-Pères où il ne trouvera personne; autant pour revenir; mettons quinze minutes perdues; en tout une heure et quart. C’est encore quarante minutes de patience.

Le père Plantat ne répondit pas, mais Lecoq comprit qu’il lui serait impossible de rester si longtemps debout, après les fatigues de la journée, ému comme il l’était et n’ayant rien pris depuis la veille. Il l’entraîna donc dans un café voisin et le força de tremper un biscuit dans un verre de vin. Puis, sentant bien que toute conversation serait importune à cet homme si malheureux, il prit un journal du soir et bientôt parut absorbé par les nouvelles d’Allemagne.

La tête renversée sur le dossier de la banquette de velours, l’œil perdu dans le vide, le vieux juge de paix repassait dans son esprit les événements de ces quatre années qui venaient de s’écouler. Il lui semblait que c’était hier que Laurence, encore enfant, venait courir sur la pelouse de son jardin et ravager ses rosiers. Comme elle était jolie, déjà, et quelle divine expression avaient ses grands yeux! Puis, du soir au matin, pour ainsi dire, comme une rose que fait épanouir une nuit de juin, la jolie enfant était devenue la radieuse jeune fille. Mais timide et réservée avec tous, elle ne l’était pas avec lui. N’avait-il pas été son vieil ami, le confident de ses petits chagrins et de ses innocentes espérances. Combien elle était candide et pure; quelle divine ignorance du mal!…

Neuf heures sonnèrent, M. Lecoq déposa son journal sur la table.

– Partons, dit-il.

Le père Plantat le suivait d’un pas plus assuré, et bientôt, accompagnés des hommes de M. Job, ils arrivèrent devant l’hôtel occupé par M. Wilson.

– Vous autres, dit M. Lecoq à ses agents, vous attendrez pour entrer que j’appelle, je vais laisser la porte entrouverte.

Au premier coup de sonnette, la porte s’ouvrit et le père Plantat et l’agent de la Sûreté s’engagèrent sous la voûte. Le concierge était sur le seuil de sa loge.