L’agent de la Sûreté parlait d’un ton tranchant, dur, glacial, empreint d’une amère raillerie, si bien que le pauvre diable avait perdu toute l’assurance de sa mine et ne relevait plus, tant s’en faut, ses moustaches.
– Je ne sais pas, balbutia-t-il, on ne m’avait pas dit, je croyais…
M. Lecoq éleva ses deux mains comme pour prendre le ciel à témoin. Au fond, il était ravi de cette occasion superbe qui se présentait de se venger des dédains de M. Domini. Au juge d’instruction, il ne pouvait, il n’osait, il ne voulait rien dire, mais il avait le droit de bafouer le malencontreux agent, de passer sur lui sa colère.
– Ah ça! mon garçon, lui dit-il, qu’êtes vous donc allé faire à Paris? Montrer la photographie de Guespin et conter le crime d’Orcival à ces messieurs des Forges de Vulcain? Ils ont dû être bien sensibles à votre attention. Mais Mme Petit, la gouvernante de monsieur le juge de paix, en aurait bien fait autant.
Ah! par exemple, à ce coup de boutoir, l’homme aux dures moustaches fut sur le point de se fâcher, il fronça ses épais sourcils, et de sa plus grosse voix:
– Ça, monsieur, commença-t-il…
– Ta, ta, ta! interrompit l’agent de la Sûreté le tutoyant cette fois, laisse-moi donc en paix et tâche de savoir qui te parle, je suis M. Lecoq.
L’effet du nom du policier célèbre fut magique sur un gaillard, employé quelques mois, comme auxiliaire dans les brigades volantes de la rue de Jérusalem. Il tomba au port d’armes, et son attitude, aussitôt, devint respectueuse, comme celle du modeste fantassin qui, sous la redingote d’un épicier, trouverait son général.
Être traité de «mon garçon», tutoyé, brutalisé même par cet illustre, loin de l’offenser, le flattait presque. Il est de ces souples échines qui volent au-devant de certains gourdins.
D’un air ébahi et plein d’admiration, il murmurait:
– Quoi! est-ce possible, M. Lecoq, vous, un pareil homme!
– Oui, c’est moi, mon garçon, mais console-toi, je ne t’en veux pas; tu ne sais pas ton métier, mais tu m’as rendu service, tu as eu le bon esprit de m’apporter une preuve concluante de l’innocence de mon client.
Ce n’est pas sans un secret déplaisir que M. Domini vit cette scène. Son homme passait à l’ennemi, reconnaissant sans conteste une supériorité fixée et classée. L’assurance de M. Lecoq en parlant de l’innocence d’un prévenu, dont la culpabilité lui semblait indiscutable, acheva de l’exaspérer.
– Et quelle est cette fameuse preuve, s’il vous plaît? demanda-t-il.
– Elle est simple et éclatante, monsieur, répondit M. Lecoq s’amusant à outrer son air niais à mesure que ses déductions rétrécissaient le champ des probabilités. Sans doute, il vous souvient que, lors de notre enquête au château du Valfeuillu, nous trouvâmes les aiguilles de la pendule de la chambre à coucher arrêtée sur trois heures vingt minutes. Me défiant d’un coup de pouce perfide, je mis, vous le rappelez-vous? la sonnerie de cette pendule en mouvement. Qu’advint-il? Elle sonna onze coups. De ce moment, il fut patent pour nous que le crime avait été commis avant onze heures. Or, si à dix heures du soir Guespin était dans les magasins des Forges de Vulcain, il ne pouvait être au Valfeuillu avant minuit. Donc, ce n’est pas lui qui a fait le coup.
Et sur cette conclusion l’agent de la Sûreté sortant sa bonbonnière se récompensa d’un carré de réglisse adressant au juge d’instruction un joli sourire qui bien clairement signifiait: «Tirez-vous de là.»
C’était, si les déductions de M. Lecoq étaient rigoureusement justes, le système entier du juge d’instruction qui s’écroulait.
Mais M. Domini ne pouvait admettre qu’il se fût ainsi trompé; il ne pouvait, tout en mettant la découverte de la vérité bien au-dessus de mesquines considérations personnelles, renoncer à une conviction affermie par de mûres réflexions.
– Je ne prétends pas, dit-il, que Guespin soit le seul coupable, il peut n’être que complice, mais pour complice, il l’est.
– Complice! non, monsieur le juge, mais victime. Ah! le Trémorel est un grand misérable! Comprenez-vous maintenant pourquoi il avait avancé les aiguilles? Moi, d’abord, je ne voyais pas l’utilité de cette avance de cinq heures. Le but est clair, maintenant. Il fallait, pour que Guespin fût sérieusement inquiété et compromis que le crime eût été commis bien après minuit, il fallait…
Mais tout à coup, il s’interrompit, il restait la bouche béante, l’œil fixe, en arrêt, pour ainsi dire, devant une idée qui venait de traverser son cerveau.
Le juge d’instruction, tout entier à son dossier, occupé à chercher des arguments en faveur de son opinion ne s’aperçut pas de ce mouvement.
– Mais alors, fit-il, comment expliquez-vous l’obstination de Guespin à se taire, à refuser de donner l’emploi de sa nuit?
M. Lecoq s’était remis bien vite de son émotion, mais le docteur Gendron et le père Plantat qui l’observaient avec la plus ardente attention, épiant les plus légères contractions des muscles de son visage virent passer dans ses yeux l’éclair du triomphe. Sans doute il venait de trouver une solution au problème qui lui était posé. Et quel problème! qui mettait en question la liberté d’un homme, la vie d’un innocent.
– Je comprends, monsieur le juge d’instruction, répondit-il, je m’explique le mutisme obstiné de Guespin. Je serais au comble de la surprise si, à cette heure, il se décidait à parler.
M. Domini se méprit au sens de cette explication; même il y crut découvrir une intention soigneusement voilée de persiflage.
– Il a eu cependant la nuit pour réfléchir, répondit-il. Douze heures, n’est-ce pas assez pour échafauder un système de défense?
L’agent de la Sûreté hocha la tête d’un air de doute.
– C’est certes plus qu’il ne faut, dit-il, mais notre prévenu s’inquiète peu d’un système, j’en mettrais ma main au feu.
– S’il se tait, c’est qu’il n’a rien trouvé de plausible.
– Non, monsieur, non, répondit M. Lecoq, croyez bien qu’il ne cherche pas. Dans mon opinion, Guespin est victime. C’est vous dire que je soupçonne Trémorel de lui avoir tendu un piège infâme dans lequel il est tombé et où il se sent si bien pris que toute lutte lui paraît insensée. Il est convaincu, ce malheureux, que plus il se débattrait, plus il resserrerait les mailles du filet qui l’enveloppe.
– C’est aussi mon avis, affirma le père Plantat.
– Le vrai coupable, poursuivait l’agent de la Sûreté, le comte Hector, a été pris de folie au dernier moment, et ce trouble a stérilisé toutes les précautions qu’il avait imaginées pour donner le change. Mais c’est, ne l’oublions pas, un homme intelligent, assez perfide pour mûrir les plus odieuses machinations, assez dégagé de scrupules pour les exécuter. Il sait qu’il faut à la justice son compte de prévenus, un par crime; il n’ignore pas que la police tant qu’elle n’a pas son coupable, reste sur pied, l’œil et l’oreille au guet; il nous a jeté Guespin comme le chasseur serré de trop près jette son gant à l’ours qui le poursuit. Peut-être comptait-il que l’erreur ne coûterait pas la tête à un innocent, certainement il espérait gagner ainsi du temps. Pendant que l’ours flaire le gant, le tourne et le retourne, le rusé chasseur gagne du terrain, s’esquive et se met en lieu sûr. Ainsi se proposait de faire Trémorel.