M. Lecoq réfléchit une minute.
– Peut-être avez-vous raison, monsieur, dit-il enfin. Il fallait cependant que Fancy eut des ordres particuliers pour empêcher Guespin d’avoir un alibi à fournir.
– Mais, fit M. Domini, cette Fancy nous expliquera tout.
– J’y compte bien, monsieur, et j’espère bien qu’avant quarante-huit heures, je l’aurai retrouvée et expédiée à Corbeil sous bonne escorte.
Il se leva sur ces mots, et alla prendre sa canne et son chapeau qu’il avait, en entrant, déposés dans un coin.
– Avant de me retirer… dit-il au juge d’instruction.
– Oui, je sais, interrompit M. Domini, vous attendez le mandat d’arrêt du comte Hector de Trémorel.
– En effet, répondit M. Lecoq, puisque maintenant monsieur le juge pense comme moi qu’il est vivant.
– Je ne le crois pas, j’en suis sûr.
Et rapprochant son fauteuil de son bureau, M. Domini se mit à libeller cet acte terrible qui s’appelle un mandat d’arrêt.
DE PAR LA LOI,
Nous,
Juge d’instruction près le tribunal de première instance de l’arrondissement, etc. Vu les articles 91 et 94 du Code d’instruction criminelle,
Mandons et ordonnons, à tous agents de la force publique d’arrêter en se conformant à la loi, le nommé Hector de Trémorel, etc., etc.
Lorsqu’il eut terminé:
– Tenez, dit-il, en remettant le mandat à M. Lecoq, et puissiez-vous réussir bientôt à retrouver ce grand coupable.
– Oh! il le retrouvera, s’écria l’agent de Corbeil.
– Je l’espère, du moins. Quant à dire comment je m’y prendrai, je n’en sais rien encore, j’arrêterai mon plan de bataille cette nuit.
L’agent de la Sûreté prit alors congé de M. Domini et se retira suivi du père Plantat. Le docteur Gendron restait avec le juge pour s’entendre avec lui au sujet de l’exhumation de Sauvresy.
M. Lecoq allait sortir du palais de justice, lorsqu’il se sentit tirer par la manche. Il se retourna, c’était l’agent de Corbeil qui venait lui demander sa protection, le conjurant de le prendre avec lui, persuadé qu’après avoir servi sous un si grand capitaine, il serait lui aussi très fort. M. Lecoq eut bien du mal à s’en débarrasser.
Enfin, il se trouvait seul dans la rue avec le vieux juge de paix.
– Il se fait tard, lui dit le père Plantat, vous serait-il agréable de partager encore mon modeste dîner et d’accepter ma cordiale hospitalité?
– Ce m’est un vrai chagrin, monsieur, de vous refuser, répondit M. Lecoq, mais je dois être ce soir à Paris.
– C’est que, reprit le vieux juge de paix – et il hésitait – c’est que j’aurais vivement désiré vous parler, vous entretenir…
– Au sujet de Mlle Courtois, n’est-ce pas?
– Oui, j’ai un projet, et si vous vouliez m’aider…
M. Lecoq serra affectueusement les mains du père Plantat.
– Je vous connais depuis bien peu d’heures, monsieur, dit-il, et cependant je vous suis dévoué autant que je le serais à un vieil ami. Tout ce qu’il me sera humainement possible de faire pour vous être agréable ou utile, je le ferai.
– Mais où vous voir, car aujourd’hui on m’attend à Orcival.
– Eh bien! demain matin, à neuf heures, chez moi, rue Montmartre, n°…
– Merci! merci mille fois, j’y serai.
Et, arrivés à la hauteur de l’hôtel de la Belle-Image, ils se séparèrent.
24
Neuf heures venaient de sonner à Saint-Eustache et on entendait encore la grosse cloche du carreau des halles, lorsque le père Plantat arriva rue Montmartre et s’engagea dans l’allée obscure de la maison qui porte le n°…
– M. Lecoq? demanda-t-il à une vieille femme occupée à préparer le mou du déjeuner de trois énormes matous qui miaulaient autour d’elle.
La portière le toisa d’un air à la fois surpris et goguenard.
C’est que le père Plantat, lorsqu’il est habillé, a beaucoup plus l’air d’un vieux gentilhomme que la tournure d’un ancien avoué de petite ville. Or, bien que l’agent de la Sûreté reçoive beaucoup de visites de tous les mondes, ce ne sont pas précisément les vieillards du faubourg Saint-Germain qui usent son cordon de sonnette.
– M. Lecoq, répondit enfin la vieille, c’est au troisième, la porte faisant face à l’escalier.
Le juge de paix d’Orcival le gravit lentement, cet escalier, étroit, mal éclairé, glissant, rendu presque dangereux par ses recoins noirs et sa rampe gluante.
Il réfléchissait à la singularité de la démarche qu’il allait tenter. Une idée lui était venue, il ne savait pas si elle était praticable, et dans tous les cas il lui fallait les conseils et le concours de l’homme de la préfecture. Il allait être forcé de dévoiler ses plus secrètes pensées, de se confesser pour ainsi dire. Le cœur lui battait.
La porte «en face», au troisième étage, ne ressemble pas à toutes les autres portes. Elle est de chêne plein, épaisse, sans moulures, et encore consolidée par des croisillons de fer, ni plus ni moins que le couvercle d’un coffre-fort. Au milieu, un judas est pratiqué, garni de barreaux entrecroisés à travers lesquels on passerait à peine le doigt.
On jurerait une porte de prison, si la tristesse n’en était égayée par une de ces gravures qu’on imprimait autrefois rue Saint-Jacques, collée au-dessus du guichet. Elle représente, cette gravure aux couleurs violentes, un coq qui chante, avec cette légende: Toujours vigilant.
Est-ce l’agent qui a placardé là ses armes parlantes? Ne serait-ce pas plutôt un de ses hommes?
Les portes de droite et de gauche sont condamnées, on le voit.
Après un examen qui dura plus d’une minute et des hésitations rappelant celles d’un lycéen à la porte de sa belle, le père Plantat se décida enfin à presser le bouton de cuivre de la sonnette.
Un grincement de verrous répondit à son appel. Le judas s’ouvrit et, à travers le grillage étroit, il distingua la figure moustachue d’une robuste virago.
– Vous demandez? interrogea cette femme, d’une belle voix de basse.
– M. Lecoq.
– Que lui voulez-vous?
– Il m’a donné rendez-vous pour ce matin.
– Votre nom, votre profession?
– M. Plantat, juge de paix à Orcival.
– C’est bien, attendez.
Le judas se referma et le vieux juge attendit.
– Peste! grommelait-il, n’entre pas qui veut à ce qu’il paraît chez ce digne M. Lecoq.