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« Vous devez tous savoir maintenant que j'ai surpris des bribes d'une conversation entre Miss Debenham et le colonel Arbuthnot. Fait à retenir : le colonel l'appelait Mary et semblait être en rapports assez intimes avec elle. Cependant, le colonel affirmait avoir fait la connaissance de Miss Debenham dans le train. Mais je sais à quoi m'en tenir sur la mentalité d'un Anglais comme lui : même si le colonel avait reçu le coup de foudre, il eût procédé lentement et avec tout le décorum d'usage. J'en conclus que le colonel Arbuthnot et Miss Debenham se connaissaient de longue date et cherchaient à se faire passer pour étranger l'un à l'autre.

« Passons maintenant à Mrs Hubbard. Cette dame prétend que, de sa couchette, elle ne peut voir si la porte de communication est verrouillée ou non : elle prie Miss Ohlsson de s'ne assurer pour elle. Parfait, si elle avait occupé les compartiments numéros 2, 12, 14, etc. Dans les numéros pairs, le verrou se trouve juste au-dessous de la poignée de la porte, mais dans les numéros impairs, comme le numéro 3 qu'occupait Mrs Hubbard, le verrou, placé au-dessus de la poignée, ne pouvait être masque par le sac à éponge. J'arrive donc à cette déduction que Mrs Hubbard inventa cet incident de toutes pièces.

« Maintenant, laissez-moi vous dire un mot à propos de l'huer. La montre fut découverte. dans la poche du pyjama de Ratchett, endroit plutôt singulier, étant donné qu'à la tête du lit se trouve un crochet porte-montre. Dès lors, je fus convaincu qu'on avait déposé avec intention la montre de Ratchett dans sa poche après avoir déplacé les aiguilles. Le crime n'a donc pas été commis à une heure et quart.

« A-t-il perpétré plus tôt, à une heure moins vingt-trois minutes pour préciser ? M. Bouc serait porté à le croire et donne comme explication le cri qui m'a réveillé à cette heure-là. Mais Ratchett, sous l'influence d'un narcotique, ne pouvait crier. Sans quoi il aurait été également capable de se défendre : or on n'a constaté aucune trace de lutte.

« Je me souvins qu'à deux reprises MacQueen m'avait signalé que Ratchett ne parlait pas du tout le français : je compris alors que ce qui s'était passé à une heure moins vingt-trois minutes n'était qu'une comédie destinée à me donner le change. N'importe qui pouvait déceler le maquillage de la montre. d'un usage courant dans les romans policiers. On s'imaginait donc que je ne manquerais pas de voir clair sur ce point. Fier de ma perspicacité, j'aurais affirmé que Ratchett ignorant le français, la voix entendue à une heure moins vingt-trois minutes ne pouvait être la sienne et qu'il était déjà mort. Or, je suis convaincu qu'à une heure moins vingt-trois, Ratchett était encore plongé dans son sommeil artificiel.

« Toutefois, la farce faillit réussir. J'ouvris ma porte, je regardai dans le couloir et j'entendis distinctement la phrase prononcée en excellent français. Si je ne suis pas assez futé pour en deviner le sens, on me l'expliquera. MacQueen, au besoin, viendra me dire : « Excusez-moi, monsieur Poirot, ce n'est sûrement pas Mr Ratchett qui a parlé. Il ignore absolument le français. »

« Quand donc a eu lieu le crime ? Et qui est l'assassin ?

« Selon moi - et je n'avance ici qu'une opinion personnelle -, le crime a été commis vers deux heures, heures extrême indiquée par le docteur Constantine.

« Qui a tué Ratchett ?...

Poirot fit une pause et considéra ses auditeurs. Il n'aurait pu se plaindre de leur manque d'attention. Tous les regards étaient braqués sur lui. Pendant un moment, le silence fut absolu.

Poirot continua d'une voix lente :

- Je fus surpris de la difficulté que j'éprouvais à rejeter l'entière culpabilité sur l'un quelconque des voyageurs, alors que, bizarre coïncidence, l'alibi de chacun se trouvait confirmé par le personnage qui, à mon avis, paraissait le moins qualifié. Ainsi, Mr MacQueen et le colonel Arbuthnot ont, l'un pour l'autre, fourni de solides témoignages. Or, ces deux hommes me semblaient peu faits pour lier conversation entre eux au cours d'un voyage. De même, le valet de chambre anglais et l'Italien, la demoiselle suédoise et la jeune Anglaise.

« Soudain, une grande clarté se fit en moi. Tous étaient coupables. Que tant de gens, mêlés au drame de la famille Armstrong, voyagent dans le même train, ne pouvait être l'effet du hasard. Tout cela avait été concerté longtemps à l'avance. Je me remémorai une remarque du colonel au sujet de la sentence prononcée par un jury. Un jury se compose de douze membres. et Ratchett avait été frappé de douze coups. Cette fois, la réunion de personnages de tous rangs et de toutes nationalités dans le Stamboul- Calais, à une saison où ce train habituellement est presque vide, s'expliquait.

« Si Ratchett avait échappé à la justice américaine, sa culpabilité ne faisait pas l'ombre d'un doute. J'imagine alors un jury de douze membres qui le condamnent à mort et se voient obligés de se transformer en exécuteurs pour appliquer leur sentence. Sous cet angle, tout le mystère s'éclaircit.

« Un rôle nettement déterminé est assigné à chacun des voyageurs. Tout est prévu dans le moindre détail et sans risque aucun. Si le soupçon pèse sur l'un des membres de cette association de justiciers, les autres l'innocentent par leur témoignage et embrouillent les recherches. D'autre part, la prétendue surveillance de Hardman empêche que l'on accuse injustement quiconque du dehors.

« Cette solution met admirablement en lumière tous les épisodes du drame. La nature des blessures infligées par douze personnes différentes ; les lettres de menaces écrites simplement pour établir un témoignage - Ratchett en avait reçu de réelles que MacQueen avait détruites et auxquelles il avait substitué les autres -, l'histoire Hardman, chargé par Ratchett de le protéger. un mensonge d'un bout à l'autre ; le signalement « petit homme brun à la voix de femme », ingénieuse invention puisqu'elle possède le mérite d'innocenter le conducteur de ce train et qu'elle pourrait s'appliquer aussi bien à un homme qu'à une femme.

« L'idée de frapper à coups de couteau surprend tout d'abord, mais, à la réflexion, aucune autre arme ne convenait mieux en l'occurrence. Tous, forts et faibles, peuvent se servir d'un poignard et l'arme blanche est silencieuse. Je m'abuse peut-être, mais voici comment j'imagine la scène : chacun pénètre à son tour dans le compartiment obscur de Ratchett, en traversant le compartiment de Mrs Hubbard, et frappe ! Aucun ne reconnaîtrait la blessure qu'il a faite et nul ne saurait dire qui a donné le coup mortel.

« La dernière lettre, que Ratchett découvre probablement sur son oreiller, a été brûlée avec soin. Rien ne révélant le rapport la famille Armstrong et l'homme assassiné, il n'existe pas de raison de suspecter aucun des voyageurs. On pourrait croire à un meurtrier venu du dehors et le « petit homme brun à la voix de femme » aurait, en effet, été aperçu descendant du train à Brod par un ou plusieurs voyageurs du Stamboul- Calais.

« Je ne vois pas exactement ce qui arriva quand les conspirateurs découvrirent que l'arrêt du train rendait impraticable cette deuxième partie de leur programme. Je suppose qu'ils tinrent rapidement conseil, et décidèrent d'agir à tout prix. Cette fois les soupçons pèseraient immanquablement sur un ou plusieurs d'entre eux, mais cette éventualité était déjà prévue et on y avait remédié. Il restait à dérouter davantage encore les enquêteurs. Dans ce dessein deux simulacres de « pièces à conviction » sont abandonnés sur le lieu du crime. l'un incriminant le colonel Arbuthnot qui possédait un alibi irrécusable et dont les relations avec la famille Armstrong étaient difficiles à établir. L'autre, le mouchoir, accusant la princesse Dragomiroff : étant donné son rang social, sa faiblesse physique et son témoignage soutenu à la fois par sa femme de chambre et le conducteur, on la considère comme hors de cause. Comme pour compliquer à plaisir la comédie, une femme en peignoir rouge passe sur la scène, et afin que je connaisse l'existence de cette femme, on frappe à ma porte. Je me lève pour jeter un coup d'œil au-dehors, je vois le peignoir disparaître au fond du couloir. Trois autres témoins, judicieusement choisis, l'ont vu également : le conducteru, Miss Debenham et MacQueen. Le plaisantin qui a eu l'idée de fourrer ce peignoir dans ma valise, pendant que je poursuivais l'interrogatoire, me paraît doué d'un réel sens de l'humour. J'ignore d'où vient ce vêtement, mais je soupçonne qu'il appartient à la comtesse Andrenyi : ses bagages ne renfermaient, en effet, qu'un élégant déshabillé de lingerie tout garni de dentelles et qui ne pouvait guère remplacer le peignoir.