Lusance, 11 août.
Dieu soit loué! La bibliothèque, située au levant, n’a pas éprouvé d’irréparables dommages. Hors la lourde rangée des vieux Coutumiers in-folio, que les loirs ont percée de part en part, les livres sont intacts dans leurs armoires grillées. J’ai passé toute la journée à classer des manuscrits. Le soleil entrait par les hautes fenêtres sans rideaux, et j’entendais, à travers mes lectures, parfois très intéressantes, les bourdons alourdis heurter pesamment les vitres, les boiseries craquer et les mouches, ivres de lumière et de chaleur, ronfler des ailes en cercle sur ma tête. Vers trois heures, leur bourdonnement fut tel que je levai la tête de dessus un document fort précieux pour l’histoire de Melun au XIIIe siècle, et je me mis à considérer les mouvements concentriques de ces bestioles ou «bestions», comme dit La Fontaine. Je dus constater que la chaleur agit sur les ailes d’une mouche tout autrement que sur le cerveau d’un archiviste paléographe, car j’éprouvais une grande difficulté à penser et une torpeur assez agréable dont je ne sortis que par un effort violent. La cloche, qui sonna le dîner, me surprit au milieu de mes travaux, et il me fallut faire ma toilette en grande hâte pour paraître décemment devant madame de Gabry.
Le repas, amplement servi, se prolongea de lui-même. J’ai un talent de dégustation qui va peut-être au-dessus du médiocre. Mon hôte, qui s’aperçut de mes connaissances, m’estima assez pour déboucher en mon honneur certaine bouteille de château-margaux. Je bus avec respect ce vin de grande race et de noble vertu, dont on ne peut louer assez le bouquet et le feu. Cette ardente rosée se répandit dans mes veines et m’anima d’un zèle juvénile. Assis sur la terrasse, auprès de madame de Gabry, dans le crépuscule qui baignait de mystère les formes agrandies des arbres, j’eus le plaisir d’exprimer à ma spirituelle hôtesse mes impressions avec une vivacité et une abondance tout à fait remarquables chez un homme dénué, comme je le suis, de toute imagination. Je lui dépeignis spontanément, et sans m’aider d’aucun texte ancien, la tristesse douce du soir et la beauté de cette terre natale qui nous nourrit, non seulement de pain et de vin, mais encore d’idées, de sentiments et de croyances, et qui nous recevra tous dans son sein maternel, comme des petits enfants fatigués d’un long jour.
– Monsieur, me dit cette aimable dame, vous voyez ces vieilles tours, ces arbres, ce cieclass="underline" comme les personnages des contes et des chansons populaires sont naturellement sortis de tout cela! Voici là-bas le sentier par lequel le petit Chaperon rouge alla au bois cueillir des noisettes. Ce ciel changeant et toujours à demi voilé fut sillonné par les chars des fées, et la tour du Nord a pu cacher jadis sous son toit pointu la vieille filandière dont le fuseau piqua la Belle au bois dormant.
Je songeais encore à ces gracieuses paroles, pendant que M. Paul me racontait, à travers les bouffées d’un cigare capiteux, je ne sais quel procès intenté par lui à la commune au sujet d’une prise d’eau. Madame de Gabry, sentant la fraîcheur du soir, frissonna sous son châle et nous quitta pour gagner sa chambre. Je résolus alors, au lieu de monter dans la mienne, de retourner dans la bibliothèque pour continuer l’examen des manuscrits. Malgré l’opposition de M. Paul, qui voulait que je m’allasse coucher, j’entrai dans ce que j’appellerai, en vieux langage, «la librairie», et je me mis au travail, à la lumière de la lampe.
Après avoir lu quinze pages, évidemment écrites par un scribe ignorant et distrait, car j’eus quelque peine à en saisir le sens, je plongeai la main dans la poche béante de ma redingote pour en tirer ma tabatière, mais ce mouvement si naturel et quasi instinctif me coûta cette fois un peu d’effort et de fatigue; toutefois j’ouvris la boîte d’argent et j’en tirai quelques grains de la poudre odorante, qui s’éparpillèrent le long du plastron de ma chemise, sous mon nez frustré. Je suis certain que mon nez exprima son désappointement, car il est fort expressif. Il a trahi plusieurs fois mes plus intimes pensées et notamment dans la bibliothèque publique de Coutances, où je découvris, à la barbe de mon collègue Brioux, le cartulaire de Notre-Dame des Anges.
Quelle ne fut pas ma joie! Mes yeux, petits et ternes sous leurs lunettes, n’en laissèrent rien voir. Mais à la seule vue de mon nez en pied de marmite, qui frémissait de joie et d’orgueil, Brioux devina que j’avais fait une trouvaille. Il remarqua le volume que je tenais, nota l’endroit où je le mis en quittant la place, l’alla prendre sur mes talons, le copia en cachette et le publia à la hâte, pour me jouer un tour. Mais, croyant m’engeigner, il s’engeigna lui-même. Son édition fourmille de fautes, et j’eus la satisfaction d’y relever quelques grosses bévues.
Pour revenir au point où j’étais, je soupçonnai qu’une lourde somnolence pesait sur mon esprit. J’avais sous les yeux une charte dont chacun peut apprécier l’intérêt, quand j’aurai dit que mention y est faite d’un clapier vendu à Jehan d’Estourville, prêtre, en 1212. Mais, bien que j’en sentisse alors toute l’importance, je n’y donnai pas l’attention qu’un tel document exigeait impérieusement. Mes yeux, quoi que je fisse, se tournaient vers un côté de la table qui ne présentait aucun objet important au point de vue de l’érudition. Il n’y avait à cet endroit qu’un assez gros volume allemand, relié en peau de truie, avec des clous de cuivre aux plats et d’épaisses nervures sur le dos. C’était un bel exemplaire de cette compilation recommandable seulement pour les gravures sur bois dont elle est ornée et qui est si connue sous le nom de Chronique de Nuremberg. Le volume, dont les plats étaient légèrement entrebâillés, reposait sur sa tranche médiane.
Je ne saurais dire depuis combien de temps mes regards étaient attachés sans cause sur ce vieil in-folio, quand ils furent captivés par un spectacle tellement extraordinaire qu’un homme totalement dépourvu d’imagination, comme je suis, devait lui-même en être vivement frappé.
Je vis tout à coup, sans m’être aperçu de sa venue, une petite personne assise sur le dos du livre, un genou replié et une jambe pendante, à peu près dans l’attitude que prennent sur leur cheval les amazones d’Hyde-Park ou du bois de Boulogne. Elle était si petite que son pied ballant ne descendait pas jusqu’à la table sur laquelle s’étalait en serpentant la queue de sa robe. Mais son visage et ses formes étaient d’une femme adulte. L’ampleur de son corsage et la rondeur de sa taille ne laissaient aucun doute à cet égard, même à un vieux savant comme moi. J’ajouterai, sans crainte de me tromper, qu’elle était fort belle et de mine fière, car mes études iconographiques m’ont habitué de longue date à reconnaître la pureté d’un type et le caractère d’une physionomie. La figure de cette dame, assise si inopinément sur le dos d’une Chronique de Nuremberg, respirait une noblesse mélangée de mutinerie. Elle avait l’air d’une reine, mais d’une reine capricieuse; et je jugeai, à la seule expression de son regard, qu’elle exerçait quelque part une grande autorité avec beaucoup de fantaisie. Sa bouche était impérieuse et ironique et ses yeux bleus riaient d’une façon inquiétante sous des sourcils noirs, dont l’arc était très pur. J’ai toujours entendu dire que les sourcils noirs sont très séants aux blondes, et cette dame était blonde. En somme, l’impression qu’elle donnait était celle de la grandeur.
Il peut sembler étrange qu’une personne haute comme une bouteille et qui aurait disparu dans la poche de ma redingote, s’il n’eût pas été irrévérencieux de l’y mettre, donnât précisément l’idée de la grandeur. Mais il y avait dans les proportions de la dame assise sur la Chronique de Nuremberg une sveltesse si fière, une harmonie si majestueuse, elle gardait une attitude à la fois si aisée et si noble, qu’elle me parut grande. Bien que mon encrier, qu’elle considérait avec une attention moqueuse comme si elle eût pu lire par avance tous les mots qui devaient en sortir au bout de ma plume, fût pour elle un bassin profond où elle eût noirci jusqu’à la jarretière ses bas de soie rose à coins d’or, elle était grande, vous dis-je, et imposante dans son enjouement.