– Mon oncle, ajouta M. Paul, chercha à découvrir d’où venait le coup, mais il ne vit rien et regagna le château sans hâter le pas. Le lendemain, ayant fait appeler son intendant, il lui donna l’ordre de clore le manoir et le parc et de n’y laisser entrer âme qui vive. Il défendit expressément qu’on touchât à rien, qu’on entretînt ni qu’on réparât rien sur sa terre et dans ses murs jusqu’à son retour. Il ajouta entre ses dents, comme dans la chanson, qu’il reviendrait à Pâques ou à la Trinité, et, comme dans la chanson, la Trinité se passa sans qu’on le revît. Il est mort, l’an dernier, à Monaco, et nous sommes entrés les premiers, mon beau-frère et moi, dans le château abandonné depuis trente-deux ans. Nous avons trouvé un marronnier au milieu du salon. Quant au parc, il faudrait pour le visiter qu’il y eût encore des allées.
Mon compagnon se tut, et l’on n’entendait plus que le trot régulier du cheval au milieu du bruissement des insectes dans les herbes. Des deux côtés de la route les gerbes dressées dans les champs prenaient sous la clarté incertaine de la lune l’apparence de grandes femmes blanches agenouillées, et je m’abandonnais aux magnifiques enfantillages des séductions de la nuit. Ayant passé sous les épais ombrages du mail, nous tournâmes à angle droit et roulâmes sur une avenue seigneuriale au bout de laquelle le château m’apparut brusquement dans sa masse noire, avec ses tours en poivrière. Nous suivîmes une sorte de chaussée qui donnait accès à la cour d’honneur et qui, jetée sur un fossé rempli d’eau courante, remplaçait un pont-levis détruit dès longtemps. La perte de ce pont-levis fut, je pense, la première humiliation que ce manoir guerrier eut à subir avant d’être réduit à l’aspect pacifique sous lequel il me reçut. Les étoiles se reflétaient dans l’eau sombre avec une merveilleuse netteté. M. Paul me conduisit, en hôte courtois, jusqu’à ma chambre, située dans les combles, au bout d’un long corridor, et, s’excusant sur l’heure tardive de ne pas me présenter tout de suite à sa femme, me souhaita le bonsoir.
Ma chambre, peinte en blanc et tendue de perse, est empreinte des grâces galantes du XVIIIe siècle. Des cendres encore chaudes, qui me montrèrent par quels soins on avait dissipé l’humidité, emplissaient la cheminée, dont la tablette supportait un buste en biscuit de la reine Marie-Antoinette. Sur le cadre blanc de la glace assombrie et tachée, deux crochets de cuivre, où s’étaient suspendues les châtelaines des dames d’autrefois, s’offraient à l’envi pour recevoir ma montre, que j’eus soin de remonter; car, contrairement aux maximes des Thélémites, j’estime que l’homme n’est maître du temps, qui est la vie même, que lorsqu’il l’a divisé en heures, en minutes et en secondes, c’est-à-dire en parcelles proportionnées à la brièveté de l’existence humaine.
Et je songeai que la vie ne nous semble courte que parce que nous la mesurons inconsidérément à nos folles espérances. Nous avons tous, comme le vieillard de la fable, une aile à ajouter à notre bâtiment. Je veux achever, avant de mourir, l’histoire des abbés de Saint-Germain-des-Prés. Le temps que Dieu accorde à chacun de nous est comme un tissu précieux que nous brodons de notre mieux. J’ai ouvré ma trame de toute sorte d’illustrations philologiques. Ainsi allaient mes pensées, et, en nouant mon foulard sur ma tête, l’idée du temps me ramena au passé, et, pour la seconde fois dans un tour de cadran, je songeai à vous, Clémentine, pour vous bénir dans votre postérité, avant de souffler ma bougie et de m’endormir au chant des grenouilles.
II
Lusance, 9 août.
Pendant le déjeuner, j’eus mainte occasion d’apprécier la conversation de madame de Gabry, qui m’apprit que le château était hanté par des fantômes et notamment par la Dame «aux trois plis dans le dos», empoisonneuse de son vivant et âme en peine désormais. Je ne saurais dire combien elle sut donner d’esprit et de vie à cette vieille histoire de nourrice. Nous prîmes le café sur la terrasse, dont les balustres, embrassés et arrachés à leur rampe de pierre par un lierre vigoureux, restaient pris entre les nœuds de la plante lascive, dans l’attitude éperdue des femmes thessaliennes aux bras des centaures ravisseurs.
Le château, en forme de chariot à quatre roues, flanqué d’une tourelle à chaque angle, avait, par suite de remaniements successifs, perdu tout caractère. C’était une ample et estimable bâtisse, rien de plus. Il ne me parut pas avoir éprouvé de notables dommages pendant un abandon de trente-deux années. Mais lorsque, conduit par madame de Gabry, j’entrai dans le grand salon du rez-de-chaussée, je vis les planchers bombés, les plinthes pourries, les boiseries fendillées, les peintures des trumeaux tournées au noir et pendant aux trois quarts hors de leurs châssis. Un marronnier, ayant soulevé les lames du parquet, avait grandi là et il tournait vers la fenêtre sans vitres les panaches de ses larges feuilles.
Je ne vis pas ce spectacle sans inquiétude, en songeant que la riche bibliothèque de M. Honoré de Gabry, installée dans une pièce voisine, était exposée depuis si longtemps à des influences délétères. Toutefois en contemplant le jeune marronnier du salon, je ne pus m’empêcher d’admirer la vigueur magnifique de la nature et l’irrésistible force qui pousse tout germe à se développer dans la vie. Par contre, je m’attristai à songer que l’effort que nous faisons, nous autres savants, pour retenir et conserver les choses mortes est un pénible et vain effort. Tout ce qui a vécu est l’aliment nécessaire des nouvelles existences. L’Arabe qui se bâtit une cabane avec les marbres des temples de Palmyre est plus philosophe que tous les conservateurs des musées de Londres, de Paris et de Munich.
Lusance, 11 août.
Dieu soit loué! La bibliothèque, située au levant, n’a pas éprouvé d’irréparables dommages. Hors la lourde rangée des vieux Coutumiers in-folio, que les loirs ont percée de part en part, les livres sont intacts dans leurs armoires grillées. J’ai passé toute la journée à classer des manuscrits. Le soleil entrait par les hautes fenêtres sans rideaux, et j’entendais, à travers mes lectures, parfois très intéressantes, les bourdons alourdis heurter pesamment les vitres, les boiseries craquer et les mouches, ivres de lumière et de chaleur, ronfler des ailes en cercle sur ma tête. Vers trois heures, leur bourdonnement fut tel que je levai la tête de dessus un document fort précieux pour l’histoire de Melun au XIIIe siècle, et je me mis à considérer les mouvements concentriques de ces bestioles ou «bestions», comme dit La Fontaine. Je dus constater que la chaleur agit sur les ailes d’une mouche tout autrement que sur le cerveau d’un archiviste paléographe, car j’éprouvais une grande difficulté à penser et une torpeur assez agréable dont je ne sortis que par un effort violent. La cloche, qui sonna le dîner, me surprit au milieu de mes travaux, et il me fallut faire ma toilette en grande hâte pour paraître décemment devant madame de Gabry.
Le repas, amplement servi, se prolongea de lui-même. J’ai un talent de dégustation qui va peut-être au-dessus du médiocre. Mon hôte, qui s’aperçut de mes connaissances, m’estima assez pour déboucher en mon honneur certaine bouteille de château-margaux. Je bus avec respect ce vin de grande race et de noble vertu, dont on ne peut louer assez le bouquet et le feu. Cette ardente rosée se répandit dans mes veines et m’anima d’un zèle juvénile. Assis sur la terrasse, auprès de madame de Gabry, dans le crépuscule qui baignait de mystère les formes agrandies des arbres, j’eus le plaisir d’exprimer à ma spirituelle hôtesse mes impressions avec une vivacité et une abondance tout à fait remarquables chez un homme dénué, comme je le suis, de toute imagination. Je lui dépeignis spontanément, et sans m’aider d’aucun texte ancien, la tristesse douce du soir et la beauté de cette terre natale qui nous nourrit, non seulement de pain et de vin, mais encore d’idées, de sentiments et de croyances, et qui nous recevra tous dans son sein maternel, comme des petits enfants fatigués d’un long jour.
– Monsieur, me dit cette aimable dame, vous voyez ces vieilles tours, ces arbres, ce cieclass="underline" comme les personnages des contes et des chansons populaires sont naturellement sortis de tout cela! Voici là-bas le sentier par lequel le petit Chaperon rouge alla au bois cueillir des noisettes. Ce ciel changeant et toujours à demi voilé fut sillonné par les chars des fées, et la tour du Nord a pu cacher jadis sous son toit pointu la vieille filandière dont le fuseau piqua la Belle au bois dormant.
Je songeais encore à ces gracieuses paroles, pendant que M. Paul me racontait, à travers les bouffées d’un cigare capiteux, je ne sais quel procès intenté par lui à la commune au sujet d’une prise d’eau. Madame de Gabry, sentant la fraîcheur du soir, frissonna sous son châle et nous quitta pour gagner sa chambre. Je résolus alors, au lieu de monter dans la mienne, de retourner dans la bibliothèque pour continuer l’examen des manuscrits. Malgré l’opposition de M. Paul, qui voulait que je m’allasse coucher, j’entrai dans ce que j’appellerai, en vieux langage, «la librairie», et je me mis au travail, à la lumière de la lampe.