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Que vous disais-je?… La voici qui ne veut pas me donner ma canne à pomme d’argent, de peur que je ne la perde. Il est vrai que j’oublie assez souvent parapluies et béquilles dans les omnibus et chez les libraires. Mais j’ai une bonne raison pour prendre aujourd’hui mon vieux jonc dont la pomme d’argent ciselé représente Don Quichotte galopant, la lance en arrêt, contre des moulins à vent, tandis que Sancho Pança, les bras au ciel, le conjure en vain de s’arrêter. Cette canne est tout ce que j’ai recueilli de l’héritage de mon oncle, le capitaine Victor, qui fut de son vivant plus semblable à Don Quichotte qu’à Sancho Pança et qui aimait les coups aussi naturellement qu’on les craint d’ordinaire.

Depuis trente ans, je la porte, cette canne, à chaque course mémorable ou solennelle que je fais, et les deux figurines du seigneur et de l’écuyer m’inspirent et me conseillent. Je crois les entendre. Don Quichotte me dit:

– Pense fortement de grandes choses, et sache que la pensée est la seule réalité du monde. Hausse la nature à ta taille, et que l’univers entier ne soit pour toi que le reflet de ton âme héroïque. Combats pour l’honneur; cela seul est digne d’un homme, et s’il t’arrive de recevoir des blessures, répands ton sang comme une rosée bienfaisante, et souris.

Et Sancho Pança me dit à son tour:

– Reste ce que le ciel t’a fait, mon compère. Préfère la croûte de pain qui sèche dans ta besace aux ortolans qui rôtissent dans la cuisine du seigneur. Obéis à ton maître, sage ou fou, et ne t’embarrasse pas le cerveau de trop de choses inutiles. Crains les coups: c’est tenter Dieu que de chercher le péril.

Mais si le chevalier incomparable et son non pareil écuyer sont en image au bout de ce bâton, ils sont en réalité dans mon for intérieur. Nous avons tous en nous un Don Quichotte et un Sancho que nous écoutons, et alors même que Sancho nous persuade, c’est Don Quichotte qu’il nous faut admirer… Mais trêve de radotage! et allons chez madame de Gabry pour une affaire qui passe le train ordinaire de la vie.

Même jour.

Je trouvai madame de Gabry vêtue de noir et mettant ses gants.

– Je suis prête, me dit-elle.

Prête, c’est ainsi que je l’ai trouvée en toute occasion de bien faire.

Nous descendîmes l’escalier et montâmes en voiture.

Je ne sais quelle secrète influence je craignais de dissiper en rompant le silence, mais nous suivîmes les larges boulevards déserts en regardant, sans rien dire, les croix, les cippes et les couronnes qui attendent chez le marchand leur funèbre clientèle.

Le fiacre s’arrêta aux derniers confins de la terre des vivants, devant la porte sur laquelle sont gravées des paroles d’espérance.

Nous allâmes le long d’une allée de cyprès, puis nous suivîmes un chemin étroit ménagé entre des tombes.

– C’est là, me dit-elle.

Sur la frise ornée de torches renversées, cette inscription était gravée:

FAMILLES ALLIER ET ALEXANDRE

Une grille fermait l’entrée du monument. Au fond, surmontant un autel couvert de roses, une plaque de marbre portait des noms parmi lesquels je lus ceux de Clémentine et de sa fille.

Ce que je ressentis alors fut quelque chose de profond et de vague qui ne peut s’exprimer que par les sons d’une belle musique. J’entendis des instruments d’une douceur céleste chanter dans ma vieille âme. Aux graves harmonies d’un hymne funéraire se mêlaient les notes voilées d’un cantique d’amour, car mon âme confondait dans un même sentiment la morne gravité du présent et les grâces familières du passé.

En quittant cette tombe que madame de Gabry avait parfumée de roses, nous traversâmes le cimetière sans nous rien dire. Quand nous fûmes de nouveau au milieu des vivants, ma langue se délia.

– Tandis que je vous suivais dans ces allées muettes, dis-je à madame de Gabry, je songeais à ces anges des légendes qu’on rencontre aux confins mystérieux de la vie et de la mort. La tombe à laquelle vous m’avez conduit, et que j’ignorais comme presque tout ce qui touche celle qu’elle recouvre avec les siens, m’a rappelé des émotions uniques dans ma vie et qui sont dans cette vie si terne comme une lumière sur un chemin noir. La lumière s’éloigne à mesure que la route s’allonge; je suis presque au bas de la dernière côte, et pourtant, je vois la lueur aussi vive chaque fois que je me retourne. Les souvenirs se pressent dans mon âme. Je suis comme un vieux chêne noueux et moussu qui réveille des nichées d’oiseaux chanteurs en agitant ses branches. Par malheur la chanson de mes oiseaux est vieille comme le monde et ne peut amuser que moi.

– Cette chanson me charmera, me dit-elle. Contez-moi vos souvenirs, et parlez-moi comme à une vieille femme. J’ai trouvé ce matin trois fils blancs dans mes cheveux.

– Voyez-les venir sans regret, madame, répondis-je: le temps n’est doux que pour ceux qui le prennent en douceur. Et quand, dans de longues années, une légère écume d’argent bordera vos bandeaux noirs, vous serez revêtue d’une beauté nouvelle, moins vive, mais plus touchante que la première, et vous verrez votre mari admirer vos cheveux blancs à l’égal de la boucle noire que vous lui donnâtes en vous mariant et qu’il porte dans un médaillon comme une chose sainte. Ces boulevards sont larges et peu fréquentés. Nous pourrons causer tout à l’aise en cheminant. Je vous dirai d’abord comment j’ai connu le père de Clémentine. Mais n’attendez rien d’extraordinaire, rien de remarquable, car vous seriez grandement déçue.

» M. de Lessay habitait le second étage d’une vieille maison de l’avenue de l’Observatoire, dont la façade de plâtre ornée de bustes antiques et le grand jardin sauvage furent les premières images qui s’imprimèrent dans mes yeux d’enfant; et sans doute, lorsque viendra le jour inévitable, elles se glisseront les dernières sous mes paupières appesanties. Car c’est dans cette maison que je suis né; c’est dans ce jardin que j’appris, en jouant, à sentir et à connaître quelques parcelles de ce vieil univers. Heures charmantes, heures sacrées! quand l’âme toute fraîche découvre le monde, qui se revêt pour elle d’un éclat caressant et d’un charme mystérieux. C’est qu’en effet, madame, l’univers n’est que le reflet de notre âme.

» Ma mère était une créature bien heureusement douée. Elle se levait avec le soleil comme les oiseaux, auxquels elle ressemblait par l’industrie domestique, par l’instinct maternel, par un perpétuel besoin de chanter et par une sorte de grâce brusque que je sentais fort bien, tout enfant que j’étais. Elle était l’âme de la maison, qu’elle remplissait de son activité ordonnée et joyeuse. Mon père était aussi lent qu’elle était vive. Je me rappelle son visage placide sur lequel passait par moment un sourire ironique. Il était fatigué, et il aimait sa fatigue. Assis près de la fenêtre, dans son grand fauteuil, il lisait du matin au soir, et c’est de lui que je tiens l’amour des livres. J’ai dans ma bibliothèque un Mably et un Raynal qu’il a annotés de sa main d’un bout à l’autre. Il ne fallait point espérer qu’il se mêlât de rien au monde. Quand ma mère essayait par des ruses gracieuses de le tirer de son repos, il hochait la tête avec cette douceur inexorable qui fait la force des caractères faibles. Il désespérait la pauvre femme, qui n’entrait pas du tout dans cette sagesse contemplative et ne comprenait de la vie que les soins quotidiens et le gai travail de chaque heure. Elle le croyait malade et craignait qu’il ne le devînt davantage. Mais son apathie avait une autre cause.

» Mon père, entré dans les bureaux de la marine, sous M. Decrès, en 1801, fit preuve d’un véritable talent d’administrateur. L’activité était grande alors dans le département de la marine, et mon père devint, en 1805, chef de la deuxième division administrative. Cette année-là, l’empereur, auquel il avait été signalé par le ministre, lui demanda un rapport sur l’organisation de la marine anglaise. Ce travail, empreint, à l’insu du rédacteur, d’un esprit profondément libéral et philosophique, ne fut terminé qu’en 1807, dix-huit mois environ après la défaite de l’amiral Villeneuve à Trafalgar. Napoléon, qui, depuis cette sinistre journée, ne voulait plus entendre parler d’un vaisseau, feuilleta le mémoire avec colère, et le jeta au feu en s’écriant: «Des phrases! des phrases! des phrases!» On rapporta à mon père que la colère de l’empereur était telle en ce moment qu’il foulait le manuscrit sous sa botte, dans le feu de la cheminée. C’était d’ailleurs son habitude, quand il était irrité, de tisonner avec ses pieds, jusqu’à ce qu’il eût roussi ses semelles.

» Mon père ne se releva jamais de cette disgrâce, et l’inutilité de tous ses efforts pour bien faire fut certainement la cause de l’apathie dans laquelle il tomba plus tard. Pourtant Napoléon, de retour de l’île d’Elbe, le fit appeler et le chargea de rédiger, dans un esprit patriotique et libéral, des proclamations et des bulletins à la flotte. Après Waterloo, mon père, plus attristé que surpris, resta à l’écart et ne fut point inquiété. Seulement on s’accorda à dire que c’était un jacobin, un buveur de sang, un de ces hommes qu’on ne peut pas voir. Le frère aîné de ma mère, Victor Maldent, capitaine d’infanterie, mis à la demi-solde en 1814 et licencié en 1815, aggravait par sa mauvaise attitude les difficultés que la chute de l’empire avait causées à mon père. Le capitaine Victor criait dans les cafés et dans les bals publics que les Bourbons avaient vendu la France aux Cosaques. Il découvrait à tout venant une cocarde tricolore cachée dans la coiffe de son chapeau; il portait avec ostentation une canne dont le pommeau, travaillé au tour, avait pour ombre la silhouette de l’empereur.