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Dans le fond de mon âme, j’étais très inquiet. Il me paraissait à peu près impossible de me maintenir longtemps en bons termes avec mademoiselle Préfère, dont les fureurs matrimoniales avaient éclaté. Et la maîtresse partie, adieu l’écolière! Je profitai de ce que la bonne âme était allée mettre son manteau, pour demander à Jeanne très précisément quel âge elle avait. Elle avait dix-huit ans et un mois. Je comptai sur mes doigts et trouvai qu’elle ne serait pas majeure avant deux ans et onze mois. Comment passer tout ce temps-là?

En me quittant, mademoiselle Préfère me regarda avec tant d’expression que j’en tremblai de tous mes membres.

– Au revoir, dis-je gravement à la jeune fille. Mais écoutez-moi: votre ami est vieux et peut vous manquer. Promettez-moi de ne jamais vous manquer à vous-même et je serai tranquille. Dieu vous garde, mon enfant!

Ayant fermé la porte sur elle, j’ouvris la fenêtre pour la voir s’en aller. La nuit était sombre, et je n’aperçus que des ombres confuses qui glissaient sur le quai noir. Le bourdonnement immense et sourd de la ville montait jusqu’à moi, et j’eus le cœur serré.

15 décembre.

Le roi de Thulé gardait une coupe d’or que son amante lui avait laissée en souvenir. Près de mourir et sentant qu’il avait bu pour la dernière fois, il jeta la coupe à la mer. Je garde ce cahier de souvenirs comme le vieux prince des mers brumeuses gardait sa coupe ciselée, et, de même qu’il abîma son joyau d’amour, je brûlerai ce livre de raison. Ce n’est pas, certes, par une avarice hautaine et par un orgueil égoïste que je détruirai ce monument d’une humble vie; mais je craindrais que les choses qui me sont chères et sacrées n’y parussent, par défaut d’art, vulgaires et ridicules.

Je ne dis pas cela en vue de ce qui va suivre. Ridicule je l’étais certainement quand, prié à dîner chez mademoiselle Préfère, je m’assis dans une bergère (c’était bien une bergère) à la droite de cette inquiétante personne. La table était dressée dans un petit salon. Assiettes ébréchées, verres dépareillés, couteaux branlant dans le manche, fourchettes à dents jaunes, rien ne manquait de ce qui coupe net l’appétit d’un honnête homme.

On me confia que le dîner était fait pour moi, pour moi seul, bien que maître Mouche en fût. Il faut que mademoiselle Préfère se soit imaginé que j’ai pour le beurre des goûts de Sarmate, car celui qu’elle m’offrit était rance à l’excès.

Le rôti acheva de m’empoisonner. Mais j’eus le plaisir d’entendre maître Mouche et mademoiselle Préfère parler de la vertu. Je dis le plaisir, je devrais dire la honte, car les sentiments qu’ils exprimaient sont fort au-dessus de ma grossière nature.

Ce qu’ils disaient me prouva clair comme le jour que le dévouement était leur pain quotidien et que le sacrifice leur était aussi nécessaire que l’air et l’eau. Voyant que je ne mangeais pas, mademoiselle Préfère fit mille efforts pour vaincre ce qu’elle était assez bonne pour nommer ma discrétion. Jeanne n’était pas de la fête, parce que, me dit-on, sa présence, contraire au règlement, aurait blessé l’égalité si nécessaire à maintenir entre tant de jeunes élèves.

La servante désolée servit un maigre dessert, et disparut comme une ombre.

Alors, mademoiselle Préfère raconta à maître Mouche avec de grands transports tout ce qu’elle m’avait dit dans la cité des livres, pendant que ma gouvernante était au lit. Son admiration pour un membre de l’Institut, ses craintes de me voir malade et seul, la certitude où elle était qu’une femme intelligente serait heureuse et fière de partager mon existence, elle ne dissimula rien; bien au contraire, elle ajouta de nouvelles folies. Maître Mouche approuvait de la tête en cassant des noisettes. Puis, après tout ce verbiage, il demanda avec un agréable sourire ce que j’avais répondu.

Mademoiselle Préfère, une main sur son cœur et l’autre étendue vers moi, s’écria:

– Il est si affectueux, si supérieur, si bon et si grand! Il a répondu… Mais je ne saurais pas, moi, simple femme, répéter les paroles d’un membre de l’Institut: il suffit que je les résume. Il a répondu: «Oui, je vous comprends, et j’accepte.»

Ayant ainsi parlé, elle me prit une main. Maître Mouche se leva, tout ému, et me saisit l’autre main.

– Je vous félicite, monsieur, me dit-il.

J’ai quelquefois eu peur dans ma vie, mais je n’avais jamais éprouvé un effroi d’une nature aussi écœurante.

Je dégageai mes deux mains et, m’étant levé pour donner toute la gravité possible à mes paroles:

– Madame, dis-je, je me serai mal expliqué chez moi ou je vous aurai mal comprise ici. Dans les deux cas, une déclaration nette est nécessaire. Permettez-moi, madame, de la faire tout uniment. Non, je ne vous ai pas comprise; non, je n’ai rien accepté; j’ignore absolument quel peut être le parti que vous avez en vue pour moi, si toutefois vous en avez un. Dans tous les cas, je ne veux pas me marier. Ce serait à mon âge une impardonnable folie et je ne puis pas encore, à l’heure qu’il est, me figurer qu’une personne de sens, comme vous, ait pu me donner le conseil de me marier. J’ai même tout lieu de croire que je me trompe, et que vous ne m’avez rien dit de semblable. Dans ce cas, vous excuserez un vieillard déshabitué du monde, peu fait au langage des dames et désolé de son erreur.

Maître Mouche se rassit tout doucement à sa place, où, faute de noisettes, il tailla un bouchon.

Mademoiselle Préfère, m’ayant considéré pendant quelques instants avec de petits yeux ronds et secs que je ne lui connaissais pas encore, reprit sa douceur et sa grâce ordinaires. C’est d’une voix mielleuse qu’elle s’écria:

– Ces savants! ces hommes de cabinet! ils sont comme des enfants. Oui, monsieur Bonnard, vous êtes un véritable enfant.

Puis, se tournant vers le notaire, qui se tenait coi, le nez sur son bouchon:

– Oh! ne l’accusez pas! lui dit-elle d’une voix suppliante. Ne l’accusez pas! Ne pensez pas de mal de lui, je vous en prie. N’en pensez pas! Faut-il vous le demander à genoux?

Maître Mouche examina son bouchon sur toutes ses faces, sans s’expliquer autrement.

J’étais indigné; à en juger à la chaleur que je sentais à la tête, mes joues devaient être extrêmement rouges. Cette circonstance me fit comprendre les paroles que j’entendis alors à travers le bourdonnement de mes tempes:

– Il m’effraie, notre pauvre ami. Monsieur Mouche, veuillez ouvrir la fenêtre. Il me semble qu’une compresse d’arnica lui ferait du bien.

Je m’enfuis dans la rue avec un indicible sentiment de dégoût et d’effroi.

20 décembre.

Je fus huit jours sans entendre parler de l’institution Préfère. Ne pouvant rester plus longtemps sans nouvelles de Jeanne et songeant d’ailleurs que je me devais à moi-même de ne pas quitter la place, je pris le chemin des Ternes.

Le parloir me sembla plus froid, plus humide, plus inhospitalier, plus insidieux, et la servante plus effarée, plus silencieuse que jamais. Je demandai Jeanne et ce fut, après un assez long temps, mademoiselle Préfère qui se montra, grave, pâle, les lèvres minces, les yeux durs.

– Monsieur, je regrette vivement, me dit-elle en croisant les bras sous sa pèlerine, de ne pouvoir vous permettre de voir aujourd’hui mademoiselle Alexandre; mais cela m’est impossible.

– Et pourquoi donc?

– Monsieur, les raisons qui m’obligent à vous demander de rendre vos visites ici moins fréquentes sont d’une nature particulièrement délicate, et je vous prie de m’épargner la contrariété de les dire.

– Madame, répondis-je, je suis autorisé par le tuteur de Jeanne à voir sa pupille tous les jours. Quelles raisons pouvez-vous avoir de vous mettre en travers des volontés de M. Mouche?

– Le tuteur de mademoiselle Alexandre (et elle pesait sur ce nom de tuteur comme sur un point d’appui solide) souhaite aussi vivement que moi de voir la fin de vos assiduités.

– Veuillez, s’il en est ainsi, me donner ses raisons et les vôtres.

Elle contempla la petite spirale de papier et répondit avec un calme sévère:

– Vous le voulez? Bien qu’une telle explication soit pénible pour une femme, je cède à vos exigences. Cette maison, monsieur, est une maison honorable. J’ai ma responsabilité: je dois veiller comme une mère sur chacune de mes élèves. Vos assiduités auprès de mademoiselle Alexandre ne pourraient se prolonger sans nuire à cette jeune fille. Mon devoir est de les faire cesser.

– Je ne vous comprends pas, répondis-je.

Et c’était bien la vérité. Elle reprit lentement:

– Vos assiduités dans cette maison sont interprétées par les personnes les plus respectables et les moins soupçonneuses d’une telle façon que je dois, dans l’intérêt de mon établissement et dans l’intérêt de mademoiselle Alexandre, les faire cesser au plus vite.