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— À l’église, sur un sol sacré, j’ai parlé de la nécessité du sacrifice, dit le curé. Ici, sur un sol profane, je vous demande d’être disposés au martyre.

La petite place, mal éclairée car il n’y avait qu’un seul réverbère – ceux que le maire avait promis pendant sa campagne électorale n’avaient pas été installés –, était bondée. Paysans et bergers, un peu somnolents (d’habitude ils se couchaient de bonne heure), gardaient un silence respectueux et craintif. Le curé avait apporté une chaise où il s’était juché pour que tous puissent le voir.

— Durant des siècles, l’Église a été accusée de se livrer à des luttes injustes, mais en réalité, nous avons seulement tenté de survivre à des menaces.

— Monsieur le curé, nous ne sommes pas venus ici pour entendre parler de l’Église, s’éleva une voix. Mais de Bescos.

— Je n’ai pas besoin de vous expliquer que Bescos risque d’être rayé de la carte. En ce cas, vous disparaîtrez avec lui, ainsi que vos terres et vos troupeaux. Je ne suis pas ici pour parler de l’Église, mais je dois vous dire une chose importante : seuls le sacrifice et la pénitence peuvent nous conduire au salut. Et avant que vous ne m’interrompiez, je dois vous parler du sacrifice de quelqu’un, de la pénitence de tous et du salut du village.

— C’est peut-être des mensonges, lança une autre voix.

— Demain, l’étranger va nous montrer l’or, dit le maire, tout content de donner une information dont le curé lui-même n’avait pas eu connaissance. La demoiselle Prym ne veut pas assumer seule la responsabilité et la patronne de l’hôtel a demandé à cet homme d’apporter ici les lingots. Il a accepté. Nous n’agirons que moyennant cette garantie.

Le maire prit la parole pour évoquer tous les bienfaits dont le village allait être comblé : les améliorations du cadre de vie, le parc pour enfants, la réduction des impôts et la distribution de la richesse dévolue à la commune.

— En parts égales, dit quelqu’un.

C’était le moment de proposer un compromis, malgré qu’il en eût. Mais tous les regards étaient braqués sur lui, l’assistance semblait maintenant bien réveillée.

— En parts égales, confirma le curé, avant que le maire ne réagît. Il n’y a pas le choix : ou bien vous partagez tous aussi bien la responsabilité que la récompense, ou bien à brève échéance quelqu’un finira par révéler qu’un crime a été commis – mû par l’envie ou la vengeance.

Deux mots que le curé connaissait bien.

— Qui va mourir ?

Le maire entreprit d’expliquer que c’était en toute impartialité que le choix s’était porté sur Berta : elle souffrait beaucoup d’avoir perdu son mari, elle était vieille, elle n’avait pas d’amis, elle avait trop l’air d’une folle, assise de l’aube au crépuscule devant sa maison, et elle ne participait en rien au développement du village. Tout son argent, qu’elle aurait dû investir dans l’agriculture et l’élevage, était placé dans une banque d’une ville lointaine et les seuls qui en profitaient étaient des marchands ambulants.

Aucune voix dans la foule ne s’éleva contre ce choix – à la grande satisfaction du maire qui voyait ainsi conforter son autorité. Le curé, toutefois, savait que cette unanimité pouvait être bon ou mauvais signe, car le silence n’équivaut pas toujours à un assentiment : en général, il révèle simplement l’incapacité des gens à réagir sur le coup. Il n’était pas exclu que quelqu’un ne soit pas d’accord et se repente très vite d’avoir accepté tacitement une proposition à laquelle il était hostile – alors les conséquences pourraient être graves.

— J’ai besoin que vous soyez tous d’accord, dit le curé. J’ai besoin que vous disiez à voix haute que vous approuvez ou non le choix qui a été fait afin que Dieu entende et sache qu’il a des hommes valeureux dans Son armée. Si vous ne croyez pas en Dieu, je vous demande de même d’exprimer votre accord ou votre désaccord à voix haute, afin que tous sachent ce que pense chacun.

Cette façon de dire « j’ai besoin » et non pas « nous avons besoin » ou « le maire a besoin » choqua le maire, mais il n’en laissa rien paraître pour l’instant, il aurait d’autres occasions d’affirmer son autorité et mieux valait laisser le curé s’exposer.

— Je veux votre accord verbal.

Le premier « oui » partit du forgeron. Le maire s’empressa de lancer le sien pour prouver son courage, puis chacun tour à tour donna son accord : les uns pour en finir au plus vite avec cette réunion et pouvoir rentrer chez eux ; d’autres, en pensant à l’or qui leur permettrait de quitter immédiatement le village ; certains parce qu’ils avaient prévu d’envoyer de l’argent à leurs enfants, partis pour une grande ville, afin qu’ils le fassent fructifier. En fait, personne ne croyait que l’or pouvait permettre de rendre à Bescos son lustre passé, chacun convoitait une richesse qu’il pensait mériter.

Personne n’eut le courage de dire « non ».

Le curé reprit la parole :

— Le village compte cent huit femmes et cent soixante-treize hommes. Chaque foyer détient au moins une arme, puisque la tradition locale veut que chacun apprenne à chasser. Eh bien, demain matin, vous allez déposer ces armes, avec une cartouche chacune, dans la sacristie de l’église. Je demande au maire, qui en a plusieurs, d’en apporter une pour moi.

— Nous ne laissons jamais nos armes dans les mains d’autrui, cria un garde-chasse. Elles sont sacrées, capricieuses, personnelles.

— Laissez-moi terminer. Je vais vous expliquer comment fonctionne un peloton d’exécution : sept soldats sont désignés, ils doivent tirer sur le condamné à mort, mais sur les sept fusils, il y en a un qui est chargé avec une balle à blanc dont la détonation est identique à celle des autres. Ainsi, aucun des soldats ne sait s’il tire à blanc et chacun peut croire que ce sont ses camarades qui sont responsables de la mort d’un condamné sur lequel il est de leur devoir de faire feu.

— Tous se jugent innocents, dit le propriétaire terrien, qui ne s’était pas encore exprimé.

— Exact. Demain je préparerai les fusils : un sur deux sera chargé à blanc. Quand vous tirerez, chacun de vous pourra croire qu’il est innocent de la mort de la victime.

Tous les hommes présents, la plupart recrus de fatigue, accueillirent la proposition du curé avec un profond soupir de soulagement, comme animés d’une énergie nouvelle qui se propageait sur la place. À croire que, en un clin d’œil, toute cette histoire s’était vidée de son tragique et se résumait à la recherche d’un trésor caché. Chacun se sentait d’avance libéré de toute responsabilité et en même temps solidaire de ses concitoyens, également désireux de changer de vie et de milieu, animé de nouveau par un certain esprit de clocher : Bescos était un endroit où, finalement, se passaient des événements inattendus et importants.

— Quant à moi, reprit le curé, je n’ai pas le droit de m’en remettre au hasard. Je vous garantis donc que je ne tirerai pas à blanc et que par ailleurs je n’entrerai pas dans le partage de l’or : d’autres raisons dictent ma conduite.

Ces propos, une fois de plus, déplurent au maire : lui, il était là pour que les habitants de Bescos comprennent qu’il était un homme courageux, généreux, un leader prêt à tous les sacrifices. Si sa femme avait été présente, elle aurait dit qu’il se préparait à lancer sa candidature aux prochaines élections.

« Ce curé ne perd rien pour attendre, se dit-il. Je saurai prendre toutes les mesures nécessaires pour l’obliger à abandonner sa paroisse. »

— Et la victime ? demanda le forgeron.