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— Et si je refuse de les prendre ?

— Vous les prendrez de toute façon.

Elle jeta un regard aux hommes qui accompagnaient le curé et comprit que toute résistance serait vaine. Elle avala les comprimés en buvant de grandes gorgées d’eau de la bouteille en plastique. L’eau, insipide et incolore, et pourtant la chose la plus importante du monde. Comme elle, en ce moment.

Elle contempla une dernière fois les montagnes, maintenant plongées dans l’obscurité. Elle vit scintiller la première étoile dans le ciel et se dit qu’elle avait eu une belle vie : elle était née et allait mourir dans un lieu qu’elle aimait, même s’il ne le lui avait pas toujours rendu – mais quelle importance ? Celui qui aime en espérant être payé de retour perd son temps.

Elle avait été bénie. Elle n’avait jamais connu un autre pays, mais elle savait qu’à Bescos se passaient les mêmes choses que partout ailleurs. Elle avait perdu le mari qu’elle aimait, mais Dieu lui avait concédé la joie de le garder à ses côtés après sa mort. Elle avait vu le village à l’apogée de sa grandeur, avait suivi les étapes de sa décadence et elle allait partir avant d’assister à sa destruction totale. Elle avait connu les hommes avec leurs défauts et leurs vertus et elle était persuadée que, malgré tout ce qui lui arrivait maintenant et malgré toutes les luttes qui, selon son mari, se déroulaient dans le monde invisible, la bonté humaine finirait par l’emporter.

Elle eut pitié du curé, du maire, de la demoiselle Prym, de l’étranger, de chacun des habitants de Bescos ; jamais le mal n’apporterait le bien, même si tous s’efforçaient de croire le contraire. Quand ils découvriraient la réalité, il serait trop tard.

Elle ne regrettait qu’une chose : n’avoir jamais vu la mer. Elle savait qu’elle existait, qu’elle était immense, à la fois calme et déchaînée, mais elle n’avait jamais pu aller se promener sur une plage, fouler pieds nus le sable, goûter un peu d’eau salée, plonger dans l’eau froide comme qui retourne au ventre de la Grande Mère (elle se rappela que les Celtes aimaient employer ce terme).

Hormis cela, elle n’avait guère à se plaindre. Certes, elle était triste, très triste de devoir partir ainsi, mais elle ne voulait pas jouer les victimes : Dieu l’avait certainement choisie pour ce rôle, bien préférable au choix qu’il avait fait pour le curé.

Un engourdissement s’empara de ses mains et de ses pieds, alors que le curé insistait :

— Je veux vous parler du bien et du mal.

— C’est inutile. Vous ne connaissez pas le bien. Vous avez été empoisonné par le mal qu’on vous a fait et maintenant vous répandez cette peste sur notre terre. Vous n’êtes pas différent de cet étranger venu pour nous détruire.

Ses derniers mots se perdirent dans un balbutiement. L’étoile là-haut dans le ciel semblait lui faire signe. Berta ferma les yeux.

22

L’étranger alla à la salle de bains de sa chambre, lava soigneusement les lingots, puis les remit dans son vieux havresac élimé. Depuis deux jours il était resté dans la coulisse et maintenant il se préparait à revenir en scène pour le dénouement.

Il avait vraiment parfaitement mis au point et exécuté son plan : depuis le choix de la bourgade isolée, avec un petit nombre d’habitants, jusqu’au fait d’avoir choisi une complice afin que – si les choses tournaient mal – jamais personne ne puisse l’accuser d’être l’instigateur d’un crime. D’abord se concilier les habitants, ensuite semer la terreur et la confusion. Comme Dieu avait agi à son encontre, il agirait de même avec les autres. Comme Dieu lui avait octroyé le bien avant de le précipiter dans un abîme, il jouerait le même jeu.

Il avait tout fignolé, sauf une chose : il n’avait jamais cru que son plan réussirait. Il avait la certitude qu’à l’heure de la décision, un simple « non » changerait le cours de l’histoire, une seule personne allait refuser de commettre le crime et il suffisait de cette personne pour montrer que tout n’était pas perdu. Qu’une personne sauve le village et le monde serait sauvé, l’espérance était encore possible, la bonté l’emportait, les terroristes ne savaient pas le mal qu’ils faisaient, le pardon finirait par s’imposer, les jours de souffrance feraient place à un souvenir mélancolique qui hanterait ses jours et il pourrait de nouveau partir en quête du bonheur. Pour ce « non » qu’il aurait aimé entendre, le village recevrait ses dix lingots d’or, indépendamment de l’accord que lui-même avait conclu avec Mlle Prym.

Mais son plan avait raté. Et maintenant il était trop tard, il ne pouvait plus changer d’idée.

On frappa à sa porte. C’était la patronne de l’hôtel.

— Vous êtes prêt ? C’est l’heure de partir.

— Je descends. Je vous rejoins au bar.

Il mit sa veste, prit son sac et quitta la chambre.

— J’ai l’or, dit-il. Mais pour éviter tout malentendu, j’espère que vous savez que quelques personnes sont informées que je séjourne dans votre hôtel. Si les habitants du village changeaient de victime, vous pouvez être sûre que la police viendrait me chercher ici : vous avez contrôlé mes coups de téléphone, n’est-ce pas ?

La patronne de l’hôtel se contenta de hocher la tête en signe d’assentiment.

23

Le monolithe celte se trouvait à une demi-heure de marche de Bescos. Durant des siècles, les hommes avaient cru que c’était seulement un rocher différent, imposant, poli par les pluies, autrefois dressé et un jour abattu par la foudre. Ahab avait l’habitude de s’en servir comme d’une table naturelle, en plein air, pour les réunions du conseil du village.

Jusqu’au jour où le gouvernement envoya un groupe de chercheurs faire un relevé des vestiges des Celtes dans la région. L’un d’eux découvrit le monument et fut bientôt suivi par des archéologues qui mesurèrent, calculèrent, discutèrent, fouillèrent, avant d’arriver à la conclusion qu’une communauté celte avait choisi ce site pour en faire une sorte de lieu sacré – mais sans déterminer quels rites elle y pratiquait. Les uns disaient que c’était une sorte d’observatoire astronomique, d’autres assuraient que c’était le théâtre de cérémonies dédiées à la fertilité – vierges possédées par des prêtres. Après une semaine de controverses, les savants partirent poursuivre ailleurs leurs recherches, sans être arrivés à une explication satisfaisante.

Le maire avait mis l’action touristique à son programme électoral et, une fois élu, il avait réussi à faire passer dans un journal de la région un reportage sur l’héritage celte des habitants de Bescos, mais il n’avait pas les moyens d’aménager le site et quelques touristes aventureux n’avaient trouvé qu’une stèle renversée dans les broussailles, alors que d’autres villages voisins avaient des sculptures, des inscriptions bien mises en valeur, des vestiges beaucoup plus intéressants. Le projet touristique avait donc capoté et, très vite, le monolithe celte avait retrouvé sa fonction habituelle : servir, en fin de semaine, de table de pique-nique.

Cet après-midi-là, des discussions, voire des disputes violentes, éclatèrent dans plusieurs maisons de Bescos, toutes pour le même motif : les maris voulaient y aller seuls, les femmes exigeaient de prendre part au « rituel du sacrifice », ainsi que les habitants appelaient déjà le crime qu’ils allaient commettre. Les hommes disaient que c’était dangereux, un coup de feu pouvait partir par inadvertance ; les femmes demandaient aux hommes de respecter leurs droits, le monde avait changé. Les hommes finirent par céder.

C’est donc une procession de deux cent quatre-vingt-une personnes – en comptant l’étranger, mais pas Berta, couchée endormie sur une civière improvisée – qui venait de s’ébranler en direction de la forêt, une chaîne de deux cent quatre-vingt-un points lumineux, lanternes et lampes de poche. Chaque homme tenait son fusil à la main, culasse ouverte pour éviter tout accident.