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Deux bûcherons portaient à grand-peine la civière. « Heureusement qu’il ne faudra pas la redescendre, se dit l’un d’eux. Avec les centaines de plombs qu’elle va prendre dans le corps, elle pèsera encore plus lourd. » Son estomac se souleva – non, il ne fallait penser à rien, seulement au lundi.

Personne ne parla durant le trajet. Personne n’échangea un regard, comme si tous étaient plongés dans un cauchemar qu’ils devraient oublier le plus vite possible. Enfin ils arrivèrent, hors d’haleine, épuisés par la tension plus que par la fatigue, et formèrent un demi-cercle dans la clairière où se trouvait le monument celte.

Le maire fit signe aux bûcherons de détacher Berta du hamac et de la coucher sur le monolithe.

— Non, cria le forgeron, se rappelant les films de guerre qu’il avait vus où les soldats rampaient pour échapper aux balles de l’ennemi.

C’est difficile de faire mouche sur une personne couchée.

Les bûcherons empoignèrent le corps de Berta et l’assirent sur le sol, le dos appuyé contre le rocher. Apparemment, c’était la position idéale, mais soudain on entendit la voix d’une femme, entrecoupée de sanglots :

— Elle nous regarde. Elle voit ce que nous faisons.

Bien sûr, Berta ne voyait rien, mais comment ne pas être ému devant cette vieille dame dont le visage disait la bonté, sur les lèvres un léger sourire qui allait être ravagé par un feu de salve nourri.

— Tournez-la, ordonna le maire, lui aussi mal à l’aise devant cette victime sans défense.

Les bûcherons obéirent en maugréant, retournèrent au rocher, tournèrent le corps en le mettant à genoux, le visage et la poitrine appuyés sur le monolithe. Comme il était impossible de le maintenir dans cette position, ils durent lui lier les poignets avec une corde qu’ils firent passer par-dessus le rocher et fixèrent de l’autre côté.

Pauvre Berta, cette fois dans une posture vraiment grotesque : agenouillée, de dos, les bras tendus sur le rocher, comme si elle priait et implorait quelque chose. Quelqu’un voulut protester, mais le maire lui coupa la parole en disant que le moment était venu d’en terminer.

Vite fait, mieux fait. Sans discours ni justifications : on pouvait les remettre au lendemain – au bar, dans les rues, aux champs. Chacun savait qu’il n’aurait plus le courage de passer devant le seuil où la vieille s’asseyait pour regarder les montagnes en parlant toute seule, mais le village avait deux autres voies, plus un petit sentier en escalier donnant directement sur la grand-route.

— Finissons-en, vite ! cria le maire, content de ne plus entendre le curé et donc de voir son autorité rétablie. Quelqu’un dans la vallée pourrait apercevoir cette clarté dans la forêt et vouloir vérifier ce qui se passe. Préparez vos fusils, tirez et partons aussitôt !

Sans solennités. Pour accomplir leur devoir, comme de bons soldats qui défendaient leur village. Sans états d’âme. C’était un ordre auquel tous allaient obéir.

Mais soudain le maire comprit le mutisme du curé et il eut la certitude qu’il était tombé dans un piège. Désormais, si un jour cette histoire transpirait, tous pourraient dire ce que disaient les assassins pendant les guerres : qu’ils exécutaient des ordres. Que se passait-il, en ce moment, dans le cœur de tous ces gens ? À leurs yeux, était-il une canaille ou un sauveur ?

Il ne pouvait pas mollir, à cet instant où éclatait le crépitement des culasses refermées. En un éclair, il imagina le fracas de la décharge simultanée de cent soixante-quatorze fusils et, aussitôt après, la retraite précipitée, tous feux éteints comme il en avait donné l’ordre pour le retour. Ils connaissaient le chemin par cœur et mieux valait ne pas risquer plus longtemps d’attirer l’attention.

Instinctivement, les femmes reculèrent tandis que les hommes mettaient en joue le corps inerte, à courte distance. Ils ne pouvaient pas rater la cible, dès l’enfance ils avaient été entraînés à tirer sur des animaux en mouvement et des oiseaux en plein vol.

Le maire se prépara à donner l’ordre de faire feu.

— Un moment ! cria une voix féminine.

C’était la demoiselle Prym.

— Et l’or ? Vous avez vu l’or ?

Les hommes baissèrent leurs fusils, tout en gardant un doigt sur la détente : non, personne n’avait vu l’or. Tous se tournèrent vers l’étranger.

Celui-ci, d’un pas lent, vint se placer au centre du demi-cercle. Arrivé là, il déposa son sac à dos sur le sol et en retira, un à un, les lingots d’or.

— Voilà, dit-il simplement, et il regagna sa place.

La demoiselle Prym s’approcha du tas de lingots, en saisit un et le montra à la foule.

— À mon avis, c’est bien l’or que l’étranger vous a promis. Mais je veux qu’on le vérifie. Je demande que dix femmes viennent ici et examinent tous ces lingots.

Le maire, voyant qu’elles devraient passer devant la ligne de tir, craignant une nouvelle fois un accident, voulut s’interposer, mais dix femmes, y compris la sienne, obéirent à l’injonction de la demoiselle Prym et chacune examina avec soin un lingot.

— Oui, c’est bien de l’or, dit la femme du maire. Je vois sur chacun une estampille du gouvernement, un numéro qui doit indiquer la série, la date de la fonte et le poids : il n’y a pas tromperie sur la récompense.

— Avant d’aller plus loin, écoutez ce que j’ai à vous dire.

— Mademoiselle Prym, l’heure n’est pas aux discours. Et vous, mesdames, posez ces lingots et rejoignez vos places. Les hommes doivent accomplir leur devoir.

— Taisez-vous, imbécile !

Le cri de Chantal provoqua une stupeur générale. Personne n’imaginait qu’un habitant de Béseos pût s’adresser au maire en ces termes.

— Vous êtes folle ?

— Taisez-vous ! répéta Chantal à tue-tête, tremblant de tout son corps, les yeux injectés de haine. C’est vous qui êtes fou, vous êtes tombé dans ce piège qui nous mène à la condamnation et à la mort ! Vous êtes un irresponsable !

Le maire voulut se jeter sur elle, mais deux hommes le maîtrisèrent.

— Écoutons ce que cette demoiselle veut nous dire, lança une voix dans la foule. On n’en est pas à dix minutes près !

Cinq, dix minutes, en fait le temps comptait à ce moment où la situation semblait évoluer. Chacun sentait que la peur et la honte s’infiltraient, qu’un sentiment de culpabilité se répandait dans les esprits, chacun aurait voulu trouver une bonne excuse pour changer d’avis. Chaque homme était maintenant persuadé que son fusil tirerait une cartouche mortelle et craignait d’avance que le fantôme de cette vieille – qui avait une réputation de sorcière – ne vienne le hanter la nuit.

Et si quelqu’un parlait ? Et si le curé n’avait pas fait ce qu’il avait promis ? Et si toute la population de Bescos était mise en accusation ?

— Cinq minutes, trancha le maire, affectant un air autoritaire, alors qu’en fait c’était Chantal qui avait réussi à imposer les règles de son jeu.

— Je parlerai le temps que je voudrai, dit-elle.

Elle semblait avoir retrouvé son calme, décidée à ne pas céder un pouce de terrain, et elle s’exprima avec une assurance qu’on ne lui avait jamais connue :

— Mais rassurez-vous, je serai brève. Quand on voit ce qui se passe, il y a de quoi être très étonné, et tout d’abord parce que nous savons tous que, à l’époque d’Ahab, Bescos recevait régulièrement la visite d’hommes qui se vantaient d’avoir une poudre spéciale, capable de changer le plomb en or. Ils se donnaient le nom d’alchimistes et l’un d’eux en tout cas a prouvé qu’il disait la vérité, quand Ahab l’a menacé de mort.