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L’épisode se terminerait de façon pathétique : le lingot d’or serait confisqué en attendant que la justice tranche. Ne pouvant pas payer un avocat, Chantal serait dépossédée de sa trouvaille. Elle reviendrait à Bescos, humiliée, détruite, et ferait l’objet de commentaires qui ne s’éteindraient qu’au bout de longues années.

Résultat : ses rêves de richesse s’envoleraient et elle serait perdue de réputation.

Il y avait une autre façon d’envisager les choses : l’étranger disait la vérité. Si Chantal volait le lingot et partait sans esprit de retour, ne sauverait-elle pas Bescos et ses habitants d’un grand malheur ?

Toutefois, avant même de quitter sa chambre et de gagner la montagne, elle savait déjà qu’elle était incapable de franchir ce pas. Pourquoi donc, juste au moment où elle pouvait changer de vie complètement, éprouvait-elle une telle peur ? En fin de compte, ne couchait-elle pas avec qui elle voulait ? Parfois, n’abusait-elle pas de sa coquetterie pour obtenir des étrangers un bon pourboire ? Ne mentait-elle pas de temps à autre ? N’enviait-elle pas le sort de ses anciennes connaissances qui avaient quitté le village et n’y revenaient que pour les fêtes de fin d’année ?

Elle serra le lingot de toutes ses forces entre ses mains, se releva, mais, soudain faible et désespérée, elle retomba à genoux, remit le lingot dans le trou et le couvrit de terre. Non, elle ne pouvait pas l’emporter. Ce n’était pas une question d’honnêteté, en fait tout à coup elle avait peur. Elle venait de se rendre compte qu’il existe deux choses qui empêchent une personne de réaliser ses rêves : croire qu’ils sont irréalisables, ou bien, quand la roue du destin tourne à l’improviste, les voir se changer en possible au moment où l’on s’y attend le moins. En effet, en ce cas surgit la peur de s’engager sur un chemin dont on ne connaît pas l’issue, dans une vie tissée de défis inconnus, dans l’éventualité que les choses auxquelles nous sommes habitués disparaissent à jamais.

Les gens veulent tout changer et, en même temps, souhaitent que tout continue uniformément. Chantal ne comprenait pas très bien ce dilemme, mais elle devait maintenant en sortir. Peut-être était-elle par trop coincée à Bescos, accoutumée à son propre échec, et toute chance de victoire était pour elle un fardeau trop lourd.

Elle eut la certitude que l’étranger déjà ne comptait plus sur elle et que peut-être, ce jour même, il avait décidé de choisir quelqu’un d’autre. Mais elle était trop lâche pour changer son destin.

Ces mains qui avaient touché l’or devaient maintenant empoigner un balai, une éponge, un chiffon. Chantal tourna le dos au trésor et regagna l’hôtel où l’attendait la patronne, la mine un peu fâchée, car la serveuse avait promis de faire le ménage du bar avant le réveil du seul client de l’hôtel.

La crainte de Chantal ne se confirma pas : l’étranger n’était pas parti, il était au bar, plus charmeur que jamais, à raconter des histoires plus ou moins vraisemblables, à tout le moins intensément vécues dans son imagination. Cette fois encore, leurs regards ne se croisèrent, de façon impersonnelle, qu’au moment où il régla les consommations qu’il avait offertes à tous les autres clients.

Chantal était épuisée. Elle n’avait qu’une envie, que tous partent de bonne heure, mais l’étranger était particulièrement en verve et n’arrêtait pas de raconter des anecdotes que les autres écoutaient avec attention, intérêt et ce respect odieux – cette soumission, disons plutôt – que les campagnards témoignent à ceux qui viennent des grandes villes parce qu’ils les croient plus cultivés, mieux formés, plus intelligents et plus modernes.

« Comme ils sont bêtes ! pensait-elle. Ils ne comprennent pas combien ils sont importants. Ils ne savent pas que, chaque fois que quelqu’un, n’importe où dans le monde, porte une fourchette à sa bouche, il ne peut le faire que grâce à des gens comme les habitants de Bescos qui travaillent du matin au soir, inlassablement, qu’ils soient artisans, agriculteurs ou éleveurs. Ils sont plus nécessaires au monde que tous les habitants des grandes villes et pourtant ils se comportent – et se considèrent – comme des êtres inférieurs, complexés, inutiles. »

L’étranger, toutefois, était disposé à montrer que sa culture valait plus que le labeur de ceux qui l’entouraient. Il pointa son index vers un tableau accroché au mur.

— Savez-vous ce que c’est ? Un des plus célèbres tableaux du monde : la dernière cène de Jésus avec ses disciples, peinte par Léonard de Vinci.

— Ça m’étonnerait qu’il soit célèbre, dit la patronne de l’hôtel. Je l’ai payé très bon marché.

— C’est seulement une reproduction. L’original se trouve dans une église très loin d’ici. Mais il existe une légende à propos de ce tableau, je ne sais pas si vous aimeriez la connaître.

Tous les clients opinèrent d’un signe de tête et, une fois de plus, Chantal eut honte d’être là, à devoir écouter cet homme étaler des connaissances inutiles, juste pour montrer qu’il était plus savant que les autres.

— Quand il a eu l’idée de peindre ce tableau, Léonard de Vinci s’est heurté à une grande difficulté : il devait représenter le Bien – à travers l’image de Jésus – et le Mal – personnifié par Judas, le disciple qui décide de trahir pendant le dîner. Il a interrompu son travail en cours, pour partir à la recherche des modèles idéals.

« Un jour qu’il assistait à un concert choral, il a vu dans l’un des chanteurs l’image parfaite du Christ. Il l’a invité à poser dans son atelier et a fait de nombreuses études et esquisses.

« Trois ans passèrent. La Cène était presque prête, mais Léonard de Vinci n’avait pas encore trouvé le modèle idoine pour Judas. Le cardinal responsable de l’église où il travaillait commença à le presser de terminer la fresque.

« Après plusieurs jours de recherches, le peintre finit par trouver un jeune homme prématurément vieilli, en haillons, écroulé ivre mort dans un caniveau. Il demanda à ses assistants de le transporter, à grand-peine, directement à l’église, car il n’avait plus le temps de faire des croquis.

« Une fois là, les assistants mirent l’homme debout. Il était inconscient de ce qui lui arrivait, et Léonard de Vinci put reproduire les empreintes de l’impiété, du péché, de l’égoïsme, si fortement marquées sur ce visage.

« Quand il eut terminé, le clochard, une fois dissipées les vapeurs de l’ivresse, ouvrit les yeux et, frappé par l’éclat de la fresque, s’écria, d’une voix à la fois stupéfaite et attristée :

— J’ai déjà vu ce tableau !

— Quand ? demanda Léonard de Vinci, très étonné.

— Il y a trois ans, avant de perdre tout ce que j’avais. À l’époque, je chantais dans une chorale, je réalisais tous mes rêves et le peintre m’a invité à poser pour le visage de Jésus.

L’étranger observa un long silence. Il avait parlé sans cesser de fixer le curé qui sirotait une bière, mais Chantal savait que ses propos s’adressaient à elle. Il reprit :

— Autrement dit, le Bien et le Mal ont le même visage. Tout dépend seulement du moment où ils croisent le chemin de chaque être humain.

Il se leva, dit qu’il était fatigué, salua la compagnie et monta dans sa chambre. Les clients quittèrent le bar à leur tour, après avoir jeté un coup d’œil à la reproduction bon marché d’un tableau célèbre, chacun se demandant à quelle époque de sa vie il avait été touché par un ange ou un démon. Sans s’être concertés, tous arrivèrent à la conclusion que c’était arrivé à Bescos avant qu’Ahab n’eût pacifié la région. Depuis lors, rien n’était venu rompre l’uniformité des jours.