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À bout de forces, travaillant presque comme un automate, Chantal savait qu’elle était la seule à penser différemment, car elle avait senti la main séductrice du Mal lui caresser le visage avec insistance. « Le Bien et le Mal ont le même visage, tout dépend du moment où ils croisent le chemin de chaque être humain. » De belles paroles, peut-être véridiques, mais pour le moment, elle n’avait qu’une envie, aller dormir et ne plus se torturer.

Elle se trompa en rendant la monnaie à un client, ce qui lui arrivait très rarement. Elle réussit à rester digne et impassible jusqu’au départ du curé et du maire – toujours les derniers à quitter le bar. Elle ferma la caisse, prit ses affaires, mit une veste bon marché et peu seyante et regagna sa chambre, comme elle le faisait chaque soir depuis des années.

La troisième nuit, alors elle se trouva en présence du Mal. Et le Mal se présenta sous la forme d’une extrême fatigue et d’une très forte poussée de fièvre. Elle plongea dans une semi-inconscience, sans pouvoir dormir – tandis qu’au-dehors un loup n’arrêtait pas de hurler. Au bout d’un moment, elle eut la certitude qu’elle délirait : il lui semblait que l’animal était entré dans sa chambre et lui parlait dans une langue qu’elle ne comprenait pas. En un éclair de lucidité, elle essaya de se lever pour aller au presbytère demander au curé d’appeler un médecin, car elle était malade, très malade, mais ses jambes se dérobèrent sous elle et elle comprit qu’elle ne pourrait pas faire un pas. Même si elle surmontait sa faiblesse, elle n’arriverait pas au presbytère. Même si elle y arrivait, elle devrait attendre que le curé se réveille, s’habille, lui ouvre la porte et pendant ce temps, le froid ferait monter sa fièvre, la tuerait sans pitié, là même, à deux pas de l’église, de ce lieu considéré comme sacré.

« Ce sera facile de m’enterrer, je mourrai à l’entrée du cimetière. »

Chantal délira toute la nuit, mais elle sentit que la fièvre baissait à mesure que les premières lueurs du jour entraient dans sa chambre. Quand ses forces furent revenues, elle put enfin dormir un long moment d’un sommeil calme. Un coup de klaxon familier la réveilla : c’était le boulanger ambulant qui venait d’arriver à Bescos, à l’heure du petit déjeuner.

Elle se dit qu’elle n’avait pas besoin de sortir pour acheter du pain, elle était indépendante, elle pouvait faire la grasse matinée, elle ne travaillait que le soir. Mais quelque chose en elle avait changé : elle avait besoin d’être en contact avec le monde si elle ne voulait pas sombrer dans la folie. Elle avait envie de rencontrer les gens qui se rassemblaient autour de la fourgonnette verte, heureux d’aborder cette nouvelle journée en sachant qu’ils auraient de quoi manger et de quoi s’occuper.

Elle les rejoignit, les salua, entendit quelques remarques du genre : « Tu as l’air fatiguée » ou « Quelque chose ne va pas ? » Tous aimables, solidaires, prêts à donner un coup de main, innocents et simples dans leur générosité, tandis qu’elle, l’âme engagée dans un combat sans trêve, se débattait dans ses rêves de richesse, d’aventures et de pouvoir, en proie à la peur. Certes, elle aurait bien voulu partager son secret, mais même si elle ne le confiait qu’à une seule personne, tout le village le connaîtrait avant la fin de la matinée – il valait donc mieux se contenter de remercier ceux qui se souciaient de sa santé et attendre que ses idées se clarifient un peu.

— Ce n’est rien. Un loup a hurlé toute la nuit et ne m’a pas laissée dormir.

— Un loup ? Je ne l’ai pas entendu, dit la patronne de l’hôtel, également présente.

— Cela fait des mois qu’un loup n’a pas hurlé dans cette région, précisa la femme qui fabriquait les produits vendus dans la petite boutique du bar. Les chasseurs les ont sans doute tous exterminés. Malheureusement, c’est mauvais pour nos affaires. Si les loups disparaissent, les chasseurs ne viendront plus ici dépenser leur argent, puisqu’ils ne pourront plus participer à une compétition aussi stupide qu’inutile.

— Ne dis pas devant le boulanger que les loups vont disparaître, il compte sur la clientèle des chasseurs, souffla la patronne de l’hôtel. Et moi aussi.

— Je suis sûre que j’ai entendu un loup.

— C’était sûrement le loup maudit, supposa la femme du maire, qui n’aimait guère Chantal mais était assez bien élevée pour cacher ses sentiments.

La patronne de l’hôtel haussa le ton.

— Le loup maudit n’existe pas. C’était un loup quelconque qui doit être déjà loin.

Mais la femme du maire répliqua :

— En tout cas, personne n’a entendu de loup hurler cette nuit. Vous faites travailler cette demoiselle à des heures indues. Elle est épuisée, elle commence à avoir des hallucinations.

Chantal laissa les deux femmes discuter, prit son pain et regagna sa chambre.

« Une compétition inutile » : ces mots l’avaient frappée. C’était ainsi qu’eux autres voyaient la vie : une compétition inutile. Tout à l’heure, elle avait failli révéler la proposition de l’étranger, pour voir si ces gens résignés et pauvres d’esprit pouvaient entamer une compétition vraiment utile : dix lingots d’or en échange d’un simple crime qui garantirait l’avenir de leurs enfants et petits-enfants, le retour de la gloire perdue de Bescos, avec ou sans loups.

Mais elle s’était contrôlée. Sa décision, toutefois, était prise : le soir même, elle raconterait l’histoire, devant tout le monde, au bar, de façon que personne ne puisse dire qu’il n’avait pas entendu ou pas compris. Peut-être que les clients empoigneraient l’étranger et le conduiraient directement à la police, la laissant libre de prendre son lingot en récompense pour ce service rendu à la communauté. A moins qu’ils ne refusent de la croire, et l’étranger partirait persuadé que tous étaient bons – ce qui n’était pas vrai.

Tous sont ignorants, naïfs, résignés. Aucun ne croit à des choses qui ne font pas partie de ce qu’il a l’habitude de croire. Tous craignent Dieu. Tous – elle comprise – sont lâches au moment où ils peuvent changer leur destin. Quant à la bonté, elle n’existe pas – ni sur la terre des hommes lâches, ni dans le ciel du Dieu tout-puissant qui répand la souffrance à tort et à travers, simplement pour que nous passions toute notre vie à Lui demander de nous délivrer du mal.

La température avait baissé. Chantal se hâta de préparer son petit déjeuner pour se réchauffer. Malgré ses trois nuits d’insomnie, elle se sentait revigorée. Elle n’était pas la seule à être lâche. En revanche, peut-être était-elle la seule à avoir conscience de sa lâcheté, vu que les autres disaient de la vie qu’elle était une « compétition inutile » et confondaient leur peur avec la générosité.

Elle se souvint d’un habitant de Bescos qui travaillait dans une pharmacie d’une ville voisine et qui avait été licencié vingt ans plus tôt. Il n’avait réclamé aucune indemnité parce que, disait-il, il avait eu des relations amicales avec son patron, ne voulait pas le blesser, en rajouter aux difficultés financières qui avaient motivé son licenciement. Du bluff : cet homme n’avait pas fait valoir ses droits devant la justice parce qu’il était lâche, il voulait être aimé à tout prix, il espérait que son patron le considérerait toujours comme une personne généreuse et fraternelle. Un peu plus tard, ayant besoin d’argent, il était allé trouver son ex-patron pour solliciter un prêt. Celui-ci l’avait rembarré avec rudesse : « N’avez-vous pas eu la faiblesse de signer une lettre de démission ? Vous ne pouvez plus rien exiger ! »

« Bien fait pour lui », se dit Chantal. Jouer les âmes charitables, c’était bon uniquement pour ceux qui avaient peur d’assumer des positions dans la vie. Il est toujours plus facile de croire à sa propre bonté que d’affronter les autres et de lutter pour ses droits personnels. Il est toujours plus facile de recevoir une offense et de ne pas y répondre que d’avoir le courage d’affronter un adversaire plus fort que soi. Nous pouvons toujours dire que nous n’avons pas été atteints par la pierre qu’on nous a lancée, c’est seulement la nuit – quand nous sommes seuls et que notre femme, ou notre mari, ou notre camarade de classe est endormi –, c’est seulement la nuit que nous pouvons déplorer en silence notre lâcheté.