Выбрать главу

— Votre fillette est douée, leur annonça-t-elle avec révérence. Elle a une oreille extraordinaire. Je n'ai jamais entendu un enfant si jeune jouer un prélude de Bach ainsi.

Assise en tailleur à ses pieds, je jouais avec ma longue natte rousse. Je me souviens encore du regard interloqué que mes parents – dont aucun n'était musicien – posèrent sur moi. Forts des conseils avertis de Mlle H., ils laissèrent la part belle à la musique dans mon existence rangée de petite fille.

C'est à quatorze ans que je compris ce que je voulais faire de ma vie. Au Conservatoire, notre maître eut un jour du retard, alors que nous devions répéter un concerto pour piano avec l'orchestre des jeunes. Pendant sa longue absence, je m'amusai à diriger mes camarades, debout devant eux à agiter les bras.

Au début, il s'agissait d'un jeu. Tout le monde riait, et moi de même. Mais tandis que mes gestes devenaient plus précis, mes volontés plus claires, que ces jeunes instrumentistes semblaient réagir à mes ordres, que j'entendais la musique se plier avec une docilité surprenante à mes exigences, je me rendis compte tout à coup que c'était là ma vocation : être chef d'orchestre.

Après avoir décroché à quinze ans un premier prix de piano, j'étudiai la direction d'orchestre au Conservatoire. Il n'y avait pas de filles dans ma classe, et on me considérait comme une bête curieuse. À vingt ans, j'obtins à ma grande joie – ainsi qu'à ma stupéfaction – non seulement mon prix de direction au Conservatoire, mais aussi le premier prix du Concours international de jeunes chefs d'orchestre.

À l'époque, tu présidais – tout en poursuivant la brillante carrière que l'on connaît – la Villa Médicis à Rome, qui accueillait pour deux ans, musiciens, artistes, historiens d'art, écrivains et cinéastes dans un cadre splendide.

Loin de toi l'idée de convier académiciens studieux ou universitaires poussiéreux à des séminaires ronflants. Tu clamais haut et fort ton souhait de « jeunesse, la vraie », chahutant dans le parc paisible de la Villa, et dont tu pourrais entendre les rires joyeux de ton grand bureau à l'étage.

Recrutée parmi des centaines de candidats triés sur le volet, j'appris un matin qu'on m'avait choisie pour passer deux ans à la Villa Médicis afin de poursuivre mes études musicales sous le haut patronage du grand – du très grand ! – Maximilian U.

Dois-je te rappeler ce que l'on disait déjà de toi il y a vingt ans ? « Adulé ou haï, Maximilian U. est sans aucun doute la figure la plus marquante de la direction d'orchestre du XXe siècle. Son talent n'est égalé que par son immense sens médiatique et sa forte personnalité. » Ma parole, tu rougis ? Je ne t'en croyais pas capable.

J'ai retrouvé une photographie de moi prise dans les jardins à l'italienne de la Villa. Regarde donc. Tu m'as connue ainsi ; le visage constellé de taches de rousseur, les genoux ronds, les mains potelées. Comme j'étais jeune ! Et comme cela me paraît loin…

Te souviens-tu de notre première rencontre ? C'était, je crois, dans la loggia. Nous venions d'arriver par un de ces après-midi étouffants de chaleur dont Rome a le secret, et la fraîcheur de la véranda était un bonheur.

De mes compagnons de fortune, il y avait là, entre autres, un violoniste prodige adolescent, une jeune fille qui avait obtenu un prix pour son premier roman, un sculpteur, et Jérôme V., ténor, notre aîné puisqu'il avait la trentaine, devenu depuis fort célèbre.

Je connaissais déjà les traits de ton visage émacié, l'allure de ta silhouette longiligne, pour les avoir souvent vus à la télévision. Le timbre de ta voix, ainsi que ton accent allemand m'étaient également familiers. Je savais ce que tous savaient de toi : que tu étais le plus grand des chefs d'orchestre (certains diraient même le plus mégalomane…), que tu avais soixante-dix ans, trois divorces, et que tu aimais par-dessus tout Beethoven, Bach et les femmes. Tu te considérais un mythe vivant ; je t'accorde que tu n'avais pas entièrement tort. L'idée que j'allais serrer la main capable de dompter les plus prestigieux orchestres du monde, et vivre vingt-quatre mois à tes côtés me paralysait, et je me tenais à l'écart des autres.

Lorsque tu fis irruption dans la loggia, vêtu d'une redingote en lin noire et d'un pantalon sombre, ta haute stature me surprit. Je ne m'attendais pas à ce que tu fusses si grand. Droit comme un « i », tu devais courber la tête afin de ne pas la cogner en franchissant le porche. D'emblée, je fus frappée par la luminosité de tes yeux, étonnante chez un vieux monsieur (pardonne l'insolence de la jeunesse !).

Après quelques paroles de bienvenue, tu nous gratifias de ce fou rire contagieux qui nous fit tous glousser à notre tour. En contemplant la démesure de ton sourire, étourdie par ta vitalité, je dus avouer que tu ne faisais pas ton âge ; puis, lorsque tu dirigeas ton regard sur moi, je réalisai que tu étais l'homme le plus séduisant que j'avais jamais rencontré.

Je n'étais plus vierge. Après quelques encouragements de ma part, un ami d'enfance s'était chargé, le soir de mes dix-sept ans, de me débarrasser d'un état que je jugeais encombrant. Le jeune homme, qui s'appelait Christophe – on n'oublie pas le prénom du premier – se montra empressé et gourd.

Je ne connus ni vertige, ni plaisir. Quelques petits amis avaient suivi, certains plus doués que d'autres, mais je ne me sentais toujours pas femme. Je me doutais que la raison de cette immaturité venait du fiait que je n'avais jamais aimé. Tant de choses m'étaient encore inconnues. Oie blanche à peine sortie du carcan familial, élevée dans un milieu modeste, j'avais peu voyagé ; je ne savais rien de la vie, des hommes, du monde, et il n'y avait que la musique qui me faisait vibrer.

Essaye d'imaginer, Max, ne serait-ce qu'un instant, l'euphorie d'une gamine naïve plongée dans un univers chargé d'histoire, de beauté, et de luxe. Rome la rieuse me tendait des bras riches de promesses. Et toi, avec l'insatiable gourmandise qui te caractérise, tu avais déjà repéré la timide rouquine qui faisait bande à part.

Durant une de ces nuits d'amour dont le souvenir ne m'a pas quittée, où les fenêtres ouvertes de ta chambre laissaient entrer une brise fraîche qui caressait nos corps dénudés, tu m'as murmuré ces mots précis :

— Dès l'instant où tu as posé les yeux sur moi, et que j'ai ensuite vu ce que tu étais capable de faire d'un orchestre, j'ai compris deux choses. La première, que je contemplais une artiste exceptionnelle. La seconde, que tu allais me faire perdre la tête.

« Bach Werke Verzeichnis 243, D-dur comme dur dur », me suis-je dit ce matin en fermant les yeux de lassitude, et en pensant à toi, car l'expression était la tienne ; j'entends encore ton accent alémanique marteler les lettres « BWV », abréviation du catalogue thématique des œuvres de Bach.

Hans D., le ténor, et Hélène K., la contralto, en étaient à leur énième Et misericordia, sans ferveur, sans saveur. La matinée s'éternisait ; chacun semblait vidé de toute vitalité. Un flûtiste somnolait derrière sa partition.

La descente chromatique de la basse (très comparable, ne trouves-tu pas, à celles du BWV 232 et BWV 78 ?) s'abîmait sous l'archet lourd de Daniel T., habituellement aérien. Je l'observai par-dessus mon pupitre. Le jeune homme regardait au loin, bougon. Il était de mauvaise humeur, et pour avoir déjà travaillé avec ce brillant contrebassiste, je savais qu'il fallait le laisser tranquille.

Je m'inquiétai davantage d'Hélène et Hans. Techniquement, tout y était, à part le continuo désastreux de Daniel. Les tempi étaient justes, belle ampleur d'Hélène à Eius a progenie, élan limpide de Hans sur Timentibus eum… Lorsque Hélène chantait en solo Esurientes, et Hans, de son côté, Deposuit poternes, leurs voix étaient chaudes, pleines, riches, comme je les souhaitais. Pourquoi alors ne parvenaient-ils pas à chanter ce duo correctement ?