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— Don't be afraid ! murmura-t-il à son compagnon, sentant arriver la mort sur lui comme un grand rapace noir.

Mais c'est ton âme que j'aurais aimé capter ce jour-là, et le souvenir de ce premier baiser, échangé à l'ombre de la dernière demeure d'un poète anglais, au pied d'un escalier de cent trente-huit marches.

Après ce baiser, il me semble que je ne t'ai pas résisté longtemps. Je me souviens d'un dîner dans un restaurant près de la fontaine de T. où tu déployas l'arsenal complet de ton charme.

Malgré le demi-siècle qui nous séparait, tu ne m'as jamais traitée comme une petite fille, et avant même d'être ta maîtresse, je me suis sentie adulte pour la première fois en ta compagnie. J'avais appris depuis peu à lire dans les yeux d'un homme, ainsi je compris vite que je te plaisais. Mais par-delà l'envie que je t'inspirais, il y avait l'intérêt profond que tu me manifestais, cette bienveillance amicale qui m'a guidée lors de mes débuts de jeune chef. C'est grâce à toi que je connus d'autres grands maîtres, chanteurs et solistes, pour travailler et apprendre à leurs côtés. Ton nom fut mon sésame ; les portes fermées pour tant d'autres s'ouvraient en grand pour moi. J'ai mûri dans ton ombre, mais c'est toi qui m'as poussée vers la lumière.

Il n'a pas suffi d'être « pistonnée » pour réussir. Sous ta tutelle, et après, j'ai travaillé sans relâche. Il me fallait encore trouver mon style, apprendre comment donner à un orchestre la « couleur » voulue : une sonorité plus ou moins brillante, des cordes moelleuses, des bois limpides ; comprendre comment respecter les phrasés et les volontés d'un compositeur, obtenir une densité sans lourdeur, une légèreté frôlant la transparence ; et tant d'autres choses que je souhaitais entendre et ne parvenais pas à « faire passer » à mes musiciens.

— C'est toi le capitaine du bateau, disais-tu. Dis adieu au Konzertmeister du XVIIIe siècle qui dirigeait de son archet une poignée d'instrumentistes. Un jour, tu auras cent trente-cinq musiciens à guider. Un orchestre, c'est comme une ville, c'est tout un peuple ! Ne te laisse pas emporter à la dérive par ton navire. Maintiens ta barre. Méfie-toi, il arrive que le thème initial se noie dans la tempête. Écoute. Transmets. Maîtrise.

J'ai gardé la lettre que tu m'avais envoyée après mon premier concert. De temps en temps, je la relis, pour le plaisir de contempler ta belle écriture qui ressemble à des notes : tes « s » sinueux en clefs de sol, tes « p », « j », « g », pointus comme des croches, tes « c » bouclés en clef d'ut.

Margotine,

J'ai entendu tes BWV 1066 et 1069. Bien. C'était bien. Tu es jeune encore, la fluidité viendra plus tard, le phrasé plus ample aussi. La rage est là, ancrée, viscérale, et le refus de l'à-peu-près également. Laisse-les grandir, mûrir en toi.

Tu as compris l'objectif premier : faire le mieux possible, voilà ton ambition dans toute sa modestie. La volonté, le talent, le désir de vaincre, te serviront à peu de chose. Nourris-toi de ce frisson interne que tu ne puis expliquer, et qui est la fibre même de ton être. On ne devient pas musicien, on naît musicien. Je ne me fais aucun doute sur ton avenir. Poursuis ta destinée avec l'opiniâtreté que je te connais.

D'un chef, les musiciens disent toujours que, dès le premier regard, ils savent qui de lui ou d'eux sera le Maître. Tu es femme, la tâche sera d'autant plus rude pour toi. De surcroît, tu devras faire oublier que tu ressembles à un archange de Rossetti.

Je t'embrasse,

Max.

Lors de ce premier dîner en tête à tête, je t'ai posé mille questions. Tu te laissais faire, amusé. J'appris que tu étais suisse, et non allemand comme je l'avais cru, et que tu venais d'un petit village perché sur le flanc d'une montagne des Grisons. Ton père y était médecin ; ta mère s'occupait de la maison et faisait des enfants. Tu avais neuf frères et sœurs.

Sais-tu que depuis ta mort, ton petit bourg est devenu célèbre ? Il paraît que l'on peut visiter le chalet en bois foncé et aux volets rouges où tu vis le jour. Des géraniums fleurissent encore aux fenêtres. Un immense domaine skiable a été aménagé, et dès la tombée de la neige, les fous de la glisse débarquent en masse. Même des têtes couronnées viennent goûter aux joies de la poudreuse. Les ruelles que tu as dû connaître si calmes, sont chaque hiver envahies par une espèce bariolée à la démarche lourde et aux grosses bottes. Nostalgique des peaux de phoque avec lesquelles tu grimpais la montagne à la sueur de ton front, tu n'aurais guère apprécié ces innovations.

Avec en fond sonore le ruissellement des célèbres fontaines (où je m'attendais à voir folâtrer l'actrice Anita E. vêtue de sa robe noire), je dus à mon tour me soumettre à un interrogatoire serré. On parle de soi et de sa famille avec maladresse, à vingt ans.

En cherchant mes mots, je t'ai raconté mon enfance dans une petite ville de province, mon adolescence dans une banlieue, puis je t'ai dressé avec le peu de recul que l'on possède à cet âge, le portrait de mon père, enseignant, de ma mère, femme au foyer, de ma sœur aînée, qui venait de se marier, sans oublier mon petit frère, encore parmi nous. Tu m'écoutais, très attentif.

Je te laisse un instant, car le téléphone sonne.

C'était Pierre, bougon comme à l'accoutumée, trouvant ridicule que je veuille faire un dîner pour fêter un an de plus. Sa mauvaise humeur s'accentua lorsque je lui précisai qu'il ne pouvait emmener Vanessa, sa petite amie.

— Un dîner d'hommes ? Pas question. Sans moi.

Martin m'a servi de prétexte afin d'attirer son père récalcitrant. Pierre sait bien qu'il ne voit pas assez son fils à cause de ses nombreux déplacements. Venir dîner serait l'occasion de l'embrasser, de lui raconter une histoire avant de le coucher.

Mon plan a fonctionné. Il viendra. Si je me demande parfois pourquoi j'ai épousé cet homme, je sais en revanche pour quelles raisons nous dûmes nous séparer. Mais il s'agit là d'un autre épisode de ma vie amoureuse que je te dévoilerai plus tard…

Je suis restée sous ton charme le temps de ces deux années « romaines ». J'étais jeune. À cet âge-là, on se contente de regarder le temps s'écouler, béate d'amour. On compte les nuits passées avec l'homme aimé, on dessine des petits cœurs dans son agenda afin d'immortaliser chaque instant magique. On ne se pose aucune question. La trentaine semble aussi loin que la cinquantaine ; il n'y a pas d'urgence. L'amour avec toi se conjuguait au présent. Je ne regardais pas plus loin que le soir même.

Sans vouloir te flatter, je peux te révéler que tu fus un amant magnifique. Jeune fille, je ne m'en rendis pas compte. Emportée par le tourbillon de tes étreintes, j'étais une cantate inédite que tu déchiffrais avec une vigueur inattendue, et moi qui n'avais connu que de petits jeunes aux caresses hésitantes, tu m'entraînas dans le vertige d'un exquis lacis amoureux.

Tu fus mon premier véritable amant. Qu'importe cette différence d'âge qui en a choqué plus d'un ! Tu n'avais rien d'un vieux monsieur grabataire ; je me souviens d'une nudité triomphante et d'une tendresse infinie. Au lit, tu me berçais dans tes immenses bras, et je contemplais tes mains rugueuses, tachées par le soleil, posées sur ma peau juvénile. Notre entourage de la Villa se doutait-il de notre amour ? Peut-être. Sûrement. Mais Rome est une ville envoûtante. Eux aussi ont dû s'abandonner à la folie d'une passion.

J'ai longtemps cru que c'est moi qui te devais tout. Imagine ma stupeur – et mon bonheur ! – en découvrant dans la biographie récente qui t'a été consacrée, ces mots : « Maximilian U. et la jeune Margaux L. se sont connus à la Villa Médicis à Rome en 197… Quelque temps avant son décès, le maestro dira de sa jeune élève promise à une grande carrière : “Elle fut la musicienne prodige, la jeunesse éblouissante, la femme aimée. Mais moi, j'étais à la fin de ma vie, et elle, au début de la sienne. Je devais la laisser s'envoler.” »