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Un éclair éclaboussa brièvement le couloir de sa lumière blafarde, projetant les silhouettes des statuettes sur les murs.

— Que pouvez-vous me dire de la victime ? demanda Grace en profitant du coup de tonnerre pour étouffer le son de sa voix.

— Il s’appelle… s’appelait Anton. C’est tout ce que nous savions et avions besoin de savoir. Il devait avoir une vingtaine d’années et il était chez nous depuis deux ans et demi environ. Il nous aidait à recopier des manuscrits pour payer sa pension. Il était très habile, mais ce n’était pas seulement un manuel. Il s’intéressait à beaucoup de choses et j’avais souvent de longues et très enrichissantes discussions avec lui. D’ailleurs, il connaissait assez bien la Bible et les autres textes religieux.

L’abbé haussa les épaules.

— Il disait qu’il espérait y trouver des pistes pour expliquer ce que la science ne parvenait pas à comprendre. Car, c’était bien cela, sa spécialité, la science… Et même si je ne m’y connais guère en la matière, il m’a semblé être un esprit brillant. Ne serait-ce que par sa capacité à m’expliquer les grandes questions encore en suspens dans le domaine de la recherche. Et puis je l’ai vu évaluer les infimes subtilités de certaines problématiques religieuses, sujet que je maîtrise un peu mieux. Il y avait quelque chose de fascinant à l’écouter raisonner, termina-t-il d’un air pensif.

— Vous l’appréciiez donc beaucoup, suggéra Grace, qui lançait des regards méfiants en direction des fenêtres qui projetaient une lumière grise dans le couloir.

— Oui, c’était une personne à part.

— Mais tout le monde ne s’entendait peut-être pas aussi bien avec lui, parmi vos frères.

— Je ne cesse de me poser la question et je ne vois rien qui puisse me laisser croire que l’un des membres de la communauté ait pu lui vouloir du mal. Je n’ai jamais eu vent d’une quelconque dispute, ni même d’un léger différend avec l’un d’entre nous. Encore moins de quoi que ce soit pouvant conduire quelqu’un à commettre une telle abomination. Tout cela n’a aucun sens.

Grace écoutait avec attention, et même une certaine compassion, le témoignage de l’abbé. Pourtant, dans un coin de sa tête, elle n’excluait en rien de ranger cet homme, à un moment ou un autre, dans la catégorie des suspects. Elle avait la diffuse intuition qu’il ne lui disait pas tout ce qu’il savait sur la victime. Mais peut-être n’était-ce qu’une mauvaise interprétation de la pudeur monastique.

— Voilà, les cellules destinées aux pensionnaires sont derrière cette porte.

Ils étaient parvenus au bout du couloir et l’abbé eut de la peine à contenir le tremblement de sa main pour glisser la clé dans la serrure.

— Excusez-moi, je…

— Ça va aller.

Grace regarda derrière elle en se demandant à quel point le tueur était dupe de ce qui se tramait dans son dos.

— Les moines sont occupés à leur tâche d’écriture encore combien de temps ?

— Jusqu’à dix heures. Autrement dit, pendant une heure et quart, précisa l’abbé en consultant sa montre.

La porte pivota enfin, pour dévoiler un autre passage voûté, distribuant une série de chambres.

L’abbé ouvrit la marche, sa torche toujours brandie devant lui.

— C’est la deuxième à droite…

— Comment frère Logan, c’est bien ça, a-t-il découvert le corps et à quelle heure précisément ? demanda Grace.

— C’est un hasard. Normalement, les moines ne viennent pas ici. Leurs cellules sont dans un autre bâtiment. Mais lorsque frère Logan s’est levé, vers deux heures et quart du matin, pour aller aux toilettes, cette nuit-là, les WC communs de nos quartiers étaient déjà occupés. Pressé par son envie, il a exceptionnellement décidé d’aller utiliser ceux des pensionnaires. C’est là qu’il a remarqué la porte de la chambre 2 entrouverte. Il est entré et…

L’abbé s’était arrêté. On n’entendait plus que le grésillement de l’huile brûlant la mèche enflammée.

— Il est là… derrière la porte.

Sa voix était aussi émue que celle d’un homme qui a perdu un ami.

— Personne d’autre que vous et frère Logan, qui a découvert le corps, n’est entré dans la chambre ?

— Personne. Et nous n’avons touché à rien. Tout est dans l’état dans lequel nous avons trouvé la pièce… et Anton.

Grace enfila des gants de latex – elle en gardait toujours une paire ou deux dans sa poche de blouson. L’abbé la regarda faire et avala une goulée d’air par saccades angoissées.

— Si vous me le permettez, je préférerais vous laisser y entrer seule, balbutia-t-il.

Grace acquiesça d’une petite moue compréhensive, lui confia sa parka dégoulinante de pluie, lui emprunta la torche et poussa la porte du bout des doigts.

– 5 –

Éblouie par la flamme de la torche, Grace mit un peu de temps à distinguer la forme en pointe de flèche de la cellule. L’entrée constituait la partie la plus large, la pièce se resserrant ensuite jusqu’à un maigre vitrail allongé, devant lequel était posé un crucifix. Les murs en pierres taillées ne supportaient qu’une grossière étagère en vieux bois ; le reste du mobilier était composé d’un étroit bureau poussé sous la fenêtre, dont la chaise avait été renversée, d’une armoire massive et d’un modeste lit dont la moitié des draps pendaient jusqu’au sol. Une odeur nauséabonde emplissait l’air.

Grace réprima un haut-le-cœur. Elle suivit le linge des yeux et devina les doigts agrippés aux draps comme s’ils voulaient encore les arracher. Le bras qu’elle découvrit était tordu, tiré vers l’arrière, alors que le reste du corps gisait sur les dalles de pierre froide. Elle aperçut d’abord le reflet de la torche dans les iris du mort, grands ouverts, puis le visage blafard, les lèvres bleutées et la tête renversée sur la joue droite. Le jeune homme portait visiblement ses vêtements de nuit, un caleçon large et un tee-shirt blanc à manches longues.

Grace s’accroupit près du corps en essayant de ne respirer que par la bouche. C’est là qu’elle vit avec netteté les œdèmes sous les yeux, le nez fracturé, la mâchoire affaissée dont la mandibule tombait sur le côté à la manière d’un pantin mal assemblé, et surtout cette étrange substance blanchâtre teintée de rouge qui avait coulé du nez et séché sur le haut de la lèvre.

Grace effleura le dessous du crâne et sa main glissa sur une flaque de sang gélifié, qui s’effilocha lorsqu’elle la palpa entre ses doigts. Elle ausculta l’arrière de la tête et une partie de l’os occipital lui parut molle. La victime était-elle morte suite à un choc ? Pour être certaine de ne rien rater, elle fit davantage pivoter le crâne. Elle n’observa aucune autre blessure, mais fut surprise de la facilité avec laquelle elle pouvait le bouger malgré la rigidité cadavérique attendue. Un processus biologique lui échappait-il ou la mort était-elle plus récente que ce qu’on lui avait annoncé ?

Grace n’aimait pas cette situation. À bien y réfléchir, elle était seule dans ce monastère isolé, et rien ne prouvait qu’elle pouvait faire confiance à qui que ce soit. Pas même à l’abbé Cameron, en apparence si remué par le meurtre de son pensionnaire.

Elle retourna vers la porte d’entrée. L’abbé faisait les cent pas dans le couloir, sa main égrenant son chapelet. Rassurée, elle rangea la torche sur un support fixé au mur de la chambre, rengaina son arme dans son holster, et prit son téléphone dans la poche intérieure de sa veste de tailleur. Puis elle photographia le corps et la pièce sous de multiples angles, en prenant soin de saisir en gros plans toutes les blessures apparentes de la victime.