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Impuissante, elle caressa ses boucles noires.

— C’est affreux… Ton père était un homme bien. Pourquoi se sont-ils attaqués à lui aussi ?

Il releva la tête et considéra les éclaboussures de sang, sur les murs en bois. Enfin, les mots jaillirent :

— Mon père n’était rien pour eux ! Rien ! Ils voulaient simplement prouver qu’ils en étaient capables, montrer leur pouvoir et avertir ceux qui travaillent pour les familles de la classe dirigeante !

Elle retint son souffle, sans rien dire.

Pendant un long moment, elle demeura immobile, le cœur serré, le souffle court, hantée par l’image du corps désarticulé de Katia et l’air accusateur de son père. Elle écouta les plaintes du jeune Cosaque, une main posée sur son épaule dans un effort vain pour le réconforter. Une onde de colère monta en elle.

— Liev, ils paieront pour ce qu’ils ont fait.

Il leva les yeux vers elle et assura :

— Je ne trouverai pas le repos et je n’oublierai pas tant qu’ils seront en vie !

— Je n’oublierai pas, répéta-t-elle en écho à ses paroles.

Elle fixa la dépouille de Simeon. Il avait été le premier à la hisser sur le dos d’un cheval, à l’âge d’à peine trois ans, le premier à la ramasser quand elle chutait. Il l’époussetait et la taquinait gentiment avant de la remettre en selle.

— Je n’oublierai pas, promit-elle. Et je ne pardonnerai pas non plus.

*

La maison silencieuse était plongée dans la pénombre. Chacun se déplaçait à pas de loup et parlait à voix basse, comme lors d’une veillée mortuaire. Valentina brûlait d’envie d’ouvrir les rideaux et de crier :

— Elle est encore en vie !

Installée à côté de sa mère au salon, sur une méridienne, elle s’efforçait d’ignorer la souffrance qui l’oppressait, sans un mot.

Il n’y avait plus de mots. Repliées sur elles-mêmes, elles guettaient le départ du médecin dans l’escalier. En cette chaude journée, le soleil s’infiltrait entre les rideaux, mais Valentina était frigorifiée. Elle observait les doigts délicats de sa mère, croisés sur le tissu lavande de sa robe, qui trituraient nerveusement l’ourlet de dentelle d’une manche alors que sa frêle silhouette demeurait immobile. Ces doigts troublaient Valentina davantage que l’expression de désespoir de sa mère ou le rouge qui montait à ses joues pâles. Elizaveta Ivanova prônait la réserve quelle que soit la situation. Cette perte de contrôle de ses mains procurait à la jeune fille un sentiment d’insécurité.

— Ce sera encore long ? murmura enfin Valentina.

— Le docteur est là-haut depuis trop longtemps. C’est mauvais signe.

— Non. Cela signifie qu’il est en train de la soigner, qu’il n’a pas baissé les bras, répliqua-t-elle en essayant de sourire. Vous savez à quel point Katia est obstinée.

Elizaveta Ivanova étouffa un sanglot, puis se mura à nouveau dans le silence. De par son éducation, elle considérait qu’une épouse se devait d’être décorative et muette au bras de son mari, apprêtée et courtoise en toutes circonstances, et de lui donner des enfants, dont un garçon pour perpétuer la lignée. Sur ce point, elle avait échoué, car elle avait mis au monde deux filles. Elizaveta s’en voulait manifestement de l’absence d’un fils, y voyant le châtiment divin de quelque péché mortel. Et voilà qu’un malheur touchait sa cadette…

En dépit de sa vie sociale bien remplie, Valentina la sentait parfois seule. Elle la prit par les épaules, ce qui ne se produisait que rarement, et s’étonna de la chaleur de son corps, alors que le sien était froid comme le marbre. Son épaisse chevelure dorée était élégamment relevée sur sa tête et elle se tenait bien droite dans son armure de soie et de dentelle ornée d’une broche en améthyste. Était-ce la conscience qu’elle avait déjà des dangers de ce monde qui expliquait sa tension permanente ?

La police qui battait la campagne n’avait encore retrouvé aucun homme armé d’un fusil.

— Maman, murmura-t-elle, si les révolutionnaires ne m’avaient pas retenue dans la forêt, je serais rentrée bien avant le réveil de Katia et elle aurait été avec moi au bord de la rivière au lieu de traîner dans le bureau de Pap…

Fulminante, Elizaveta Ivanova riva sur sa fille ses yeux d’un bleu délavé par les larmes contenues.

— Tu n’es pas fautive, Valentina, affirma-t-elle en prenant la main de sa fille.

— Papa en est persuadé.

— Ton père est furieux. Il a besoin d’un responsable à qui faire porter la faute.

— Il n’a qu’à en vouloir aux hommes cagoulés qui rôdent dans la forêt.

— Ah ! soupira Elizaveta tristement. Il a plus de soucis que tu ne l’imagines.

Valentina frémit. Désormais, plus rien ne serait facile.

Dans la chambre régnait une chaleur intolérable, à croire qu’ils tentaient d’étouffer sa sœur. Par cette chaude journée d’été, un feu crépitait dans la cheminée. Les rideaux tirés dessinaient des ombres inquiétantes dans la pénombre. On lui avait accordé cinq minutes, pas une de plus, et uniquement parce qu’elle avait supplié. Elle s’agenouilla près du lit, les bras appuyés sur la courtepointe en soie, de sorte que ses yeux étaient à la hauteur de ceux de sa sœur.

— Katia… je regrette.

Le visage qu’elle découvrit lui serra le cœur. C’était celui de Katia avec cinquante ans de plus, les cheveux et le teint gris, ternes, les lèvres minces, pincées. En l’embrassant doucement sur la joue, Valentina sentit une odeur de terre. Un jour, quand elle était petite, un jardinier avait déterré un repaire de rats sous la remise. Fascinées, Katia et elle avaient regardé les petits rongeurs chercher à s’enfuir en poussant des cris stridents. Ils dégageaient une odeur fétide de moisi qu’elle avait gardé en mémoire, celle de la peau de Katia en cet instant.

Katia était-elle réveillée, consciente ou inconsciente ? Ils avaient dit que le médecin lui avait administré quelque chose. De la morphine, peut-être ? Comment sa cadette si chère, si enjouée et débordante d’énergie pouvait-elle se cacher sous cette peau de vieille dame ? Hésitante, Valentina effleura un membre poussiéreux et rugueux. Où étaient les bras satinés qui fendaient l’eau de la rivière et arrachaient des branches de saule pleureur pour construire une cabane vert argenté ?

Une grosse larme s’écrasa sur la main de Katia et fit sursauter Valentina, qui ne s’était pas rendu compte qu’elle pleurait. Elle posa la joue contre le bras brûlant de Katia.

— C’est moi qui suis responsable de cette catastrophe, murmura-t-elle afin d’imprimer ces paroles dans son esprit.

Puis elle essuya ses larmes et reprit, plus fort :

— Katia, c’est moi, Valentina…

Pas de réaction.

Elle embrassa les cheveux encore crottés de sa sœur.

— Tu m’entends ?

Toujours pas de réaction.

— Je t’en prie, Katia…

Un cil d’un gris doré remua.

— Katia !

Un trait de bleu apparut sous une paupière.

— Coucou, ma belle, susurra Valentina en se penchant davantage.

Le trait bleu s’élargit imperceptiblement. Katia remua lentement les lèvres, mais aucun son n’en sortit.

Valentina approcha une oreille de sa bouche et sentit un souffle léger.

— Qu’est-ce que tu as ? Tu as mal ? Le docteur a…

— J’ai peur.

La gorge nouée, Valentina l’embrassa encore et encore, jusqu’à ce qu’elle puisse enfin respirer.

— N’aie pas peur, Katia. Je suis là. Je vais m’occuper de toi. Je te protégerai pour le reste de nos jours.

En serrant les doigts de la blessée, la jeune fille remarqua un très léger mouvement au coin des lèvres meurtries. Un sourire…

— Jure-le-moi, souffla Katia.

— Je te le jure sur ma vie.

Lentement, les yeux bleus se refermèrent. Cependant, l’ébauche de sourire persista. Valentina garda sa main inerte dans la sienne jusqu’à ce que les autres l’obligent à sortir.