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Margaret Lim continuait, intarissable, débitant ses informations d’un ton léger. Mais ses yeux avaient une expression de panique et de fines gouttelettes de sueur perlaient au-dessus de sa lèvre supérieure. Comme si elle luttait contre une angoisse tenace.

Profitant d’un trou, Malko demanda :

— À propos, y a-t-il des crocodiles à Singapour ?

Margaret Lim sauta sur le sujet.

— Bien sûr, il y a plusieurs « fermes de crocodiles ». On les élève pour les peaux et la viande.

— La viande ? fit Malko suffoqué.

Margaret eut un petit rire complice.

— Oh, mais on ne dit pas aux gens que c’est du crocodile ! Cela se vend en Indonésie.

Malko poursuivait son idée.

— Mais en dehors de ces fermes, il y a des crocodiles à Singapour. En liberté ?

Margaret Lim prit l’air carrément offusquée.

— Nous ne sommes pas un pays sauvage ! Il n’y a plus d’animaux à Singapour. D’ailleurs où iraient-ils ? C’est trop petit.

Malko n’insista pas. Le mystère s’épaississait. La Mercedes ralentit et stoppa devant un building flambant neuf. Un Hindou en turban se précipita et ouvrit la portière avec des démonstrations de servilité à la limite de l’abjection, rasant le sol de sa barbe. Margaret sortit, redressant sa petite taille et annonça fièrement :

— Voilà mon hôtel ! 350 chambres, une piscine et quatre restaurants.

Elle ne devait pas avoir plus de vingt-trois ans. Malko sourit, amusé par sa fierté enfantine.

— C’est vraiment à vous ?

— Papa me l’a donné, avoua la jeune Chinoise. Pour mes vingt et un ans.

Encore une que la famine ne guettait pas. Malko comprenait pourquoi tant de gens protégeaient Mr Lim. Un homme qui donne des hôtels de 350 chambres comme cadeau d’anniversaire commande le respect… Au milieu d’une haie de courbettes, on les mena jusqu’au restaurant, une grande salle sans charme décorée de dragons dorés.

— Nous allons déjeuner, annonça Margaret Lim. Peut-être que mon père viendra nous rejoindre.

Malko n’arrivait plus à mâcher tant il avait la bouche pleine. Ce n’était plus un repas, mais du gavage. Autour de la table, s’agitait un véritable ballet de serveuses, portant chacune un plateau accroché au cou, contenant quelques spécialités. Au déjeuner, il n’y avait jamais de menu dans les restaurants chinois. Chaque plat était présenté dans une assiette de taille différente, ce qui simplifiait l’addition. Margaret Lim rameutait les serveuses à petites injections sèches. Quand l’assiette de Malko était trop pleine, elle remplissait la sienne et transvasait ensuite, avec ses baguettes. Mettant un point d’honneur à ce que Malko ait la bouche pleine sans arrêt, sans doute pour l’empêcher de poser des questions. Ou bien encore avec de petits rires, elle trempait des choses inconnues et délicieuses dans une des innombrables soucoupes de sauce qui parsemaient la table et attendait, la baguette en l’air, nourrissant directement Malko !

Celui-ci parvint enfin à placer un mot :

— Vous nourrissez ainsi tous vos amis ?

— C’est la coutume, affirma Margaret Lim. On doit faire manger son hôte.

Malko aurait préféré moins de plats et plus d’informations. Quelque chose l’avait frappé.

— Vous parlez anglais aux serveuses, remarqua-t-il. Elles sont pourtant Chinoises comme vous.

Margaret éclata de rire.

— Mais je parle à peine chinois ! Je ne sais pas écrire mon nom. Je me sens Singapourienne, pas Chinoise. Elles aussi.

Il détailla cette fausse Chinoise. Avec moins de boutons, elle aurait été assez appétissante.

Les plats cessèrent de venir aussi brusquement qu’ils étaient apparus. Remplacés par des serviettes brûlantes. Le déjeuner était terminé. Il n’avait pas duré vingt minutes. Les Chinois aiment manger peu, vite et souvent. Malko avala en se brûlant la soupe qu’on se préparait à lui retirer. Margaret Lim consulta discrètement sa montre.

— J’ai rendez-vous avec des Japonais, expliqua-t-elle. Une agence de voyages de Tokyo.

Malko réalisa soudain qu’en près d’une heure, Margaret Lim avait réussi la performance de ne rien apprendre à Malko sur son père…

— Je croyais que nous devions voir Mr Lim ? remarqua-t-il.

— Quelquefois, il passe me voir, dit-elle. Mais maintenant, il ne viendra plus. Combien de temps restez-vous à Singapour ?

— Jusqu’à ce que je vois votre père, fit Malko.

De nouveau, la peur apparut dans les yeux de la jeune Chinoise. Elle marqua le coup d’un petit rire, signe d’embarras chez les Asiatiques.

— Donnez-moi le numéro de votre chambre au Shangri-la, dit-elle. Je vous appellerai dès que je saurai où il se trouve. Vous ne m’avez pas dit pour quel journal vous travaillez ?

Malko évita la question, lâchant sa dernière carte.

— À propos, je crois que vous connaissez un de mes amis, John Canon, qui travaille à l’ambassade américaine. Votre père souhaitait le rencontrer, il y a quelques temps.

Les cils de Margaret Lim se mirent à battre à la vitesse des ailes d’un oiseau-mouche. Cette fois, elle n’arrivait pas à dissimuler entièrement son trouble. Les mots se bousculaient dans sa bouche.

— Non, non, dit-elle, je ne connais pas cet homme. C’est une erreur. Sûrement une erreur. Au revoir, je vous appellerai. La Mercedes va vous reconduire.

Elle s’éloignait déjà dans le hall. Passez muscade. Pas de Lim. Malko, ivre de rage, monta dans la Mercedes. Il avait la déprimante impression d’être une balle de ping-pong. Quant au mystérieux Tong Lim, il était plus insaisissable que jamais. Il restait Phil Scott. S’il s’était remis de sa triste orgie et s’il se souvenait encore de sa promesse. Après cette ultime tentative, Malko n’aurait plus qu’à retourner se bronzer à Pattaya.

* * *

En 1945, les Japonais ont signé la reddition dans ce bureau, annonça triomphalement Phil Scott. Alors, où en êtes-vous ?

L’Australien avait retrouvé toute sa superbe. Coiffé avec soin, l’œil vif, le ventre rentré, le bracelet de cuivre bien astiqué. Il s’assit dans un fauteuil et alluma une cigarette.

— Alors, où en êtes-vous ?

— Nulle part, avoua Malko.

Phil Scott souffla sa fumée, sans répondre. Regardant la pluie drue qui s’était brutalement mise à tomber. Queue de mousson.

Le Cathy Building se dressait au bas d’Orchard Road écrasant de sa masse marron un vieux cinéma tout gris spécialiste des ersatz de Dracula. Propriété des omniprésents Shaw Brothers. Phil Scott y louait deux petits bureaux. Dans le premier, trônait une secrétaire malaise à la lourde poitrine et aux épais cheveux noirs tombant jusqu’à la taille. À la façon dont Phil Scott la regardait, elle ne devait pas seulement taper à la machine. Ce bureau avait un curieux côté irréel. Comme s’il ne s’y traitait pas de vraies affaires. De la poussière partout, peu de dossiers. Pas de coups de téléphone. La secrétaire apporta du thé.

De nouveau, Phil Scott semblait nerveux, inquiet, jouant sans cesse avec le bracelet de cuivre qui lui enserrait le poignet.

— Vous avez essayé de trouver le père Lim ? demanda-t-il.

Malko lui raconta son entrevue avec Margaret. L’Australien eut un rire sec.

— Margaret, c’est une vraie machine à sous ! Elle ne pense qu’au fric… C’est dommage, elle a un beau cul, ajouta-t-il, toujours galant. Mais elle vous a raconté des histoires, conclut-il péremptoirement. Tong Lim se trouve à Singapour.

Malko regarda la rade immense, dans le lointain les centaines de cargos, les orgueilleux buildings de « Shanton Way », le grouillement de Chinatown. Singapour était une ville où on pouvait se cacher ou sortir facilement. Chaque jour des dizaines de jonques descendaient la « Singapore River » pour se rendre dans la rade. Pratiquement sans aucun contrôle. À première vue Singapour semblait sans mystère, une petite dictature bien propre où on pouvait boire l’eau du robinet et où les fonctionnaires étaient d’une intégrité terrifiante. Où les morts étaient accidentelles, pas criminelles. Un oasis de pureté et de puritanisme dans la corruption de l’Extrême-Orient. Du maoïsme sans Mao… Mais l’existence d’un Phil Scott créait une lézarde dans cette belle façade. Lee Kuang Yew avait seulement habillé l’île d’un vernis puritain.