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Gösta fut incapable de soutenir ce regard. Comment allait-il leur expliquer qu’ils ne voulaient vraiment pas voir Victoria ? Et pourquoi.

Son cabinet de travail était encombré de papiers. Des notes mises au propre, des Post-it, des articles, des copies de photos. Un chaos total, dans lequel elle se sentait bien. Quand elle démarrait un nouveau livre, Erica tenait à s’entourer de toute la documentation dont elle disposait, de toutes les réflexions que lui inspirait l’affaire.

Mais cette fois, elle avait peut-être vu trop grand. Elle avait rassemblé un matériau énorme, une masse de données qui cependant provenaient uniquement de sources de deuxième main. Quelle que soit la qualité de ses livres, quel que soit le brio avec lequel elle relatait un cas d’homicide et répondait aux questions soulevées, tout dépendait toujours des informations, qui devaient impérativement être de première main. Jusqu’ici elle y était toujours parvenue. Parfois, les personnes concernées étaient faciles à convaincre. Certaines pouvaient même se montrer excessivement volubiles, brûlant d’envie de figurer dans les médias et de connaître leur quart d’heure de célébrité. D’autres fois, il fallait du temps. Elle devait user de diplomatie et expliquer en détail ce qui la motivait à ressortir un vieux dossier criminel, et la manière dont elle voulait raconter leur histoire. Pour finir, elle réussissait toujours. Jusqu’à maintenant, en tout cas. Avec Laila, c’était l’impasse. Lors de ses visites, elle avait tout tenté pour lui faire enfin raconter ce qui était arrivé. En vain. Laila parlait volontiers, mais pas de ça.

Frustrée, Erica posa les pieds sur son bureau et laissa divaguer ses pensées. Elle devrait peut-être appeler Anna. Sa petite sœur lui soufflait souvent de bonnes idées et de nouveaux angles d’attaque. Mais Anna n’était plus elle-même. Elle avait traversé tant d’horreurs ces dernières années, comme s’il n’y aurait jamais de fin à ses misères. Sa sœur avait beau être responsable d’une partie de ses propres malheurs, Erica était incapable de la juger. Elle comprenait la raison de tout ce qui était arrivé. La question était de savoir si Dan la comprendrait un jour, et lui pardonnerait. Erica en doutait. Elle connaissait Dan depuis toujours, ils avaient même été en couple dans leur jeunesse, et elle savait à quel point il pouvait se montrer buté. L’obstination et la fierté, qui figuraient parmi ses premières qualités, le pénalisaient plutôt dans les circonstances actuelles. Résultat : tout le monde, Anna, Dan, les enfants, et même Erica, était malheureux. Elle aurait tellement voulu que sa sœur connaisse enfin un peu de joie après l’enfer qu’elle avait vécu avec Lucas, le père de ses enfants.

C’était injuste que leurs vies aient pris des tours si différents. Erica était heureuse avec Patrik, leur mariage était solide et plein d’amour, elle avait trois enfants en bonne santé et une carrière d’écrivain qui décollait. Pour Anna, en revanche, les drames s’étaient succédé, et aujourd’hui, Erica ne savait plus comment l’aider. Cela avait toujours été son rôle : celle qui protège, celle qui soutient, celle qui prend soin. Anna avait été une personne gaie et épanouie qui croquait la vie à pleines dents. Mais le destin s’était chargé d’effacer cette femme-là, dont il ne restait plus qu’une coquille terne et égarée. L’ancienne Anna manquait à Erica.

Je l’appellerai ce soir, songea-t-elle, avant de saisir une chemise où elle avait réuni des articles de journaux qu’elle se mit à lire. Il régnait un silence merveilleux dans la maison. C’était tellement agréable d’avoir un métier lui permettant de travailler chez elle. Elle n’avait jamais ressenti le besoin d’avoir des collègues ou un bureau en ville. Elle aimait beaucoup trop sa propre compagnie.

Bizarrement, elle aurait voulu qu’il soit déjà l’heure d’aller chercher les jumeaux et Maja. Comment pouvaient cohabiter des sentiments aussi contradictoires face au quotidien familial ? Ce va-et-vient incessant entre l’euphorie et la contrariété l’épuisait. Elle pouvait serrer fort les poings dans ses poches pour ne pas exploser, et l’instant d’après inonder ses enfants de bisous jusqu’à ce qu’ils demandent grâce. Elle savait que Patrik ressentait la même chose.

Penser à Patrik et aux enfants la ramena tout naturellement à l’entretien qu’elle avait eu avec Laila. C’était tellement inconcevable. Comment pouvait-on franchir la frontière invisible et pourtant si nette entre le permis et l’interdit ? N’était-ce pas ça, l’essence même de la nature humaine : la capacité de freiner ses instincts les plus primitifs et de ne faire que ce qui est bon et moralement acceptable ? La capacité de respecter les lois et les codes qui régissent la société des hommes et lui permettent de fonctionner ?

Erica parcourut divers articles pendant une petite heure. C’était vrai, ce qu’elle avait dit tout à l’heure à Laila. Jamais elle ne pourrait faire de mal à ses enfants. Même pendant ses phases les plus noires, quand elle avait sombré dans la dépression après la naissance de Maja, au milieu du chaos de l’arrivée des jumeaux, pendant les nuits blanches ou les crises de colère qui parfois semblaient durer des heures, même quand les enfants répétaient “Non !” chaque fois qu’ils ouvraient la bouche, elle n’avait jamais songé à leur faire du mal. Pourtant, ses notes, le paquet de documents sur ses genoux, les photos sur son bureau constituaient la preuve que cette frontière pouvait être transgressée.

Elle savait que les habitants de Fjällbacka appelaient la maison qui apparaissait sur ces photos la “Maison de l’horreur”. Le qualificatif n’était pas particulièrement original mais approprié. Personne n’avait voulu l’acheter après la tragédie, et elle s’était lentement délabrée. Erica observa une photo de l’époque. Rien ne révélait ce qui s’y était passé. Blanche aux huisseries grises, un peu isolée en haut d’une colline et entourée de rares arbres, elle semblait tout à fait normale. Erica se demanda quel aspect elle pouvait bien avoir aujourd’hui.

Puis elle se redressa et posa la photographie sur la table. Pourquoi ne l’avait-elle jamais visitée ? En général, elle cherchait toujours à voir les lieux de crime. Elle avait procédé ainsi pour tous ses livres sauf celui-ci. Quelque chose l’avait retenue. Ça n’avait même pas été une décision consciente de sa part — elle ne l’avait pas fait, simplement.

Ça attendrait le lendemain. Il était l’heure d’aller chercher les petits monstres. Son ventre se noua dans un mélange d’envie et de fatigue.

La vache luttait vaillamment. Jonas était trempé de sueur après avoir tenté pendant plusieurs heures de tourner le veau dans le bon sens. Récalcitrante, la grande laitière ne comprenait pas qu’il cherchait à l’aider.

— Bella est notre meilleure vache, dit Britt Andersson.

Avec Otto, son mari, elle gérait la ferme située à quelques kilomètres de la propriété de Marta et Jonas. L’exploitation n’était pas grande mais dynamique, les vaches représentant la première source de revenus. Britt était une femme énergique. À ce que lui rapportait le lait qu’elle vendait à la laiterie coopérative, elle ajoutait les gains d’une petite boutique rurale où elle commercialisait ses propres fromages. Elle semblait inquiète en regardant sa vache.

— Oui, c’est une bonne bête, notre Bella, dit Otto.

Il se gratta la nuque d’un air soucieux. C’était le quatrième vêlage de Bella et les trois autres s’étaient bien passés. Mais ce veau se présentait dans une mauvaise posture et refusait catégoriquement de sortir. Bella s’épuisait de plus en plus.

S’il renonçait maintenant, la vache et le veau mourraient tous les deux. Jonas essuya la sueur de son front et se prépara à une nouvelle tentative pour remettre le veau dans la bonne position. Il passa une main rassurante sur le pelage soyeux de Bella. Sa respiration était courte et saccadée et ses yeux exorbités.